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La pluie.

6 août 2012, Paris.

Daniel traîne ses espadrilles dans l’immense appartement que Lipo a laissé ; vide de sa présence ; vide. Elle est partie dans les Pyrénées pour marcher avec son frère. Elle était fatiguée du rythme laissé ici, à trébucher où qu’elle aille.
Sullivan est à la Baule, ses parents à Florence. Les uns, les autres, loin.

Daniel travaille chez Médéric-Malakoff, une compagnie d’assurance pour les entreprises rue Saint Lazare, proche de La Trinité d’Estienne D’Orves. Il revient de Barcelone où il a suivi une formation de barman pendant un mois et demi afin d’avoir un diplôme qui puisse lui permettre de travailler à peu près n’importe où. L’ambiance était bonne : dix bonhommes dans une grande maison sur la mer, des visites, des sorties, la femme à la bouche.
Il est à Paris depuis trois semaines et c’est une connaissance de sa mère qui lui a permis de trouver du travail ; ils avaient besoin d’un vacataire ne serait-ce que pour avoir un effectif légal pour une durée de quatre semaines. Il se traîne de bureaux en bureaux archivant des dossiers, redonnant aux étagères un goût de neuf.
Le vrombissement des ventilateurs rythme ses journées, le « Chantaaaaaaaaal ! » de sa collègue qu’elle répète inlassablement aussi. Il attend 17h dès 9h. A 17h, il attend 9h avec impatience.

En sortant du boulot, il se promène dans l’espoir de trouver une faille, de trouver une pépite et il a chaud. Il s’assoie sur les bancs et regarde le monde parisien, très rare, passer.
La population dominante est chinoise, américaine, d’Europe de l’est, noire et arabe. Ca coule de sucre, de glaces, de guimauve et de cigarettes dans les parcs où l’on voit des joueurs de cartes, de pétanque : des chômeurs ; des costumes éclairs : « je m’assoie, je fume une cigarette pour prendre conscience de mon existence, je file et laisse une odeur de brûler » ; des chinois : sourires constipés, rires du nez ; des gosses qui jouent, ils sont pauvres et bousculent la poussière dans leurs éclats.
Cela fait six jours qu’il est totalement isolé.

Daniel ne reste pas longtemps, c’est latent, il le sait. Il fume une cigarette après avoir avalé un croissant et un café. Puis, il s’en retourne chez Lipo, rue des Martyrs. Elle ne devrait pas tarder à l’appeler comme elle le fait tous les soirs pour prendre des nouvelles et lui raconter l’avancement de ses recherches.
Il est allongé sur le canapé et écoute Radio France Internationale ; l’Afrique, comme tous les soirs à cette heure, est à l’honneur. Il écoute les informations en français facile et attend les mauvaises nouvelles ; ça le fait vibrer un peu, il se dit « chaud ! » et pense à autre chose en écoutant en fond de cerveau cet accent de platine, plus ou moins grave selon la région.

Il se lève et se regarde dans le miroir, c’est bien lui. Il ne sait pas par quel œil regarder quel œil alors il décide de regarder son nez. Il tombe dans ses narines et se fourre le doigt dedans, ça l’occupe.

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Il retire son T-shirt et regarde sa musculature. « Peux mieux faire. » il retire son short et son caleçon et regarde son sexe déjà tout dur. « Qu’est ce que tu veux toi ? » Il joue avec et décide de se masturber en pensant à ce qu’il mangera et à la cigarette qu’il fumera après.
Il se concentre en fixant des images vécues qu’il a remâchées un nombre de fois incalculable ; recherchant la même sensation vécue dans cet abandon. Il n’y arrive pas et serre les fesses à fond. Pourtant il est excité. « Putain… »
Il y va de plus en plus fort. « Vas-y bordel là ! »
Il s’impatiente.
Il arrête un moment, le bras douloureux.
Il s’allonge et reprend, il y arrive : contraction, coulée de sperme molle sur son ventre.
Un frisson le parcourt et il prend du PQ pour s’essuyer.
 
« Pourquoi elle appelle pas Lipo ? Elle fait quoi ? Avec qui elle est ?
Je m’en fous. »

Il tourne en rond : regardant à la fenêtre, regardant l’appartement.

Il va à la cuisine et sort un paquet de gâteaux.

Le téléphone sonne :
 « _ Daniiiiii ?!
_ Aha. Ca va ?
_ Oui, oui. J’ai pensé à toi, j’ai vu des joue-barbes des toits.
_ Ah oui ? Quelle couleur ?
_ Vert, forcément. Toi, ça va ?
_ Impeccable, impeccable. Tu as fait quoi toi ?
_ Heu… On a beaucoup marché aujourd’hui. J’étais fatiguée parce que je n’ai pas trop dormi la nuit dernière…
_ Comment ça se fait ?
_ Je me suis promenée…
_ C’est bien. Tu as regardé les étoiles ?
_ Oui. J’ai regardé notre étoile. Tu te souviens que tu m’avais offert Vega ?
_ Oui. Elle t’a parlée ?
_ Un peu. Enfin surtout avec toi, je sais que tu étais avec moi.
_ C’est possible hein. D’ailleurs, tu sais où je suis en ce moment même ?
_ Non ?
_ Dans la pièce à côté.
_ Comment se fait-il que je sois dehors ?
_ Tu ne vois pas le terrier à ta droite ?
_ T’es bête !
_ On s’appelle demain ?
_ Oui, d’accord… Tu ne veux pas trop parler ?
_ Non, c’est pas ça.
_ Tu fais la tête ?
_ Oui, voilà !
_ Oh ! Pourquoi ?
_ Pourquoi veux-tu que je te fasse la tête ?
_ Je sais pas ?
_ Bon bah alors ! Aller, amuse toi bien. On s’appelle demain.
_ D’accord. Bisous.
_ Oui ; je t’aime.
_ Je t’aime. »

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Il raccroche et commence à parler désabusé, dents serrées :
 « Casse-toi… Casse-toi putain… Tais-toi, tu m’entends ? Ta gueule. Je m’en fous de ta petite vie là. Petite vie…
Laisse-moi. « J’ai pensé à toi gnagnagna. » Je m’en fous, casse-toi. Je veux pas. Je me fais chier, tu me fais chier, tout me fait chier royal bordel de putain de merde ! Casse-toi… Casse-toi. »

Il allume sa cigarette et recommence à parler tout haut :
 « Pourquoi j’y arrive pas ? Pourquoi je sais pas ? Je sais rien, je sais rien putain. Tout est sec, ouais. T’es sec mec ! Sec comme ce temps, là. Ca fait dix ans que j’ai pas vu la flotte. Ca pue la sécheresse, ça pue la poussière, ça pue le rien. Zéro, que dalle. »

Il retourne devant la glace. Il cherche. Il ne sait pas que la passion amoureuse traduit sa passivité. Qu’en voulant être Lipo il ne peut pas l’aimer. Car il veut être Lipo.
Il n’est pas Lipo.
Pour l’aimer il ne peut que choisir de le faire à travers lui.
Ca, il ne veut pas.
Il ne veut pas la pauvreté, il ne veut pas la misère, le détritus, la puanteur.
Il ne veut pas.
Et il est fatigué de tout ce temps consommé à refuser bêtement ; inutilement.
La tragédie se traduit dans la Nature.
Lui, il n’accepte pas d’être vivant.
Il lui faut un effort démesuré pour ne pas aimer.

Il est fatigué, retourne sur le canapé et s’assoupit un instant comme du bois mort.

En ouvrant les yeux, il s’habille et sort.

Il rencontre Bernadette vers 10h10. Il ne connaît pas son nom à ce moment. Il avait décidé depuis longtemps qu’il irait la rencontrer.
Dans la rue, il se répète sans cesse « tu as dit que tu irais ». Il descend la rue des Martyrs, cigarette à la bouche, et s’arrête à la BNP pour prendre de l’argent.
Il prend la rue Mogador et en voilà une, la voilà.
Il n’y a personne dans la rue. Elle a de belles jambes. Il passe devant elle et elle lui dit de venir. A sa hauteur, il la regarde : elle a le côté gauche du visage paralysé et il continue son chemin.
A l’angle, il s’arrête et regarde dans l’avenue Joubert, un homme vient.
Bernadette se poste à deux pas de lui et il sait qu’il veut lui parler.
Il est tout mou d’un coup et respire profondément, l’œil fixé mais vague sur le balcon de la façade. Il se dit « c’est elle ».
Une dame de quarante ans passe et sourit à la prostituée.

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Daniel se retourne :
 « _ On peut ?
_ Bien sûr. »
Il la suit et elle parle.
 «  Il fait chaud, même à cette heure, hein ? »
Il se surprend à être tout à fait calme maintenant.
 « Oui, c’est vrai. »
Ils entrent dans le vestibule et passent par l’ascenseur.
 « _ Tu es parisien ?
_ Oui. »
Ils arrivent au second, redescendent quelques marches. Elle lui ouvre sa chambre ; une chambre de bonne d’environ 15m² : du carrelage en terre cuite, des tapis, une commode ornée d’un miroir, une salle de bain, une chaise et un lit.
 « _ Argent coco.
_ Combien ?
_ 60.
_ 60 pour quoi ?
_ Parce que.
_ Non mais pour quoi ?
_ Pour me pénétrer. Je peux bien te sucer aussi. »
Il sort l’argent.
 « _ Je peux vous voir toute nue ?
_ C’est 70 alors.
_ Non. »
Il donne les 60 et elle se déshabille lentement.
 « _ Je peux me mettre tout nu aussi ?
_ Oui, c’est plus pratique. »
Il rit.
Elle lui dit qu’ils vont prendre leur temps et il bande déjà : « il est excité le kiki. » Il l’est.
Elle lui enfile, non sans peine, un préservatif.
Elle est nue et ses seins sont des vrais, plus petits que ce qu’il imaginait sous son T-shirt. Elle a une large cicatrice sous le mamelon droit, son ventre est mou, son con épilé et grossier.
 « _ Tu veux me pénétrer ?
_ Non. »
Elle le masturbe et il la regarde. Il prend ses seins à pleines mains d’un air interrogateur. Elle lui sourit.
 « _ Dites moi si je vous fais mal. »
Sa peau est celle d’un lézard brun, sèche et pleine de tâches, ses mains sont abîmées et jaunes.
Sa bouche de travers causée par sa paralysie :
 « _ Tu veux que je te suce ?
_ Oui, d’accord.
_ Allonge toi sur le lit, tu seras mieux. »
Il est à l’aise avec sa nudité et se décale pour lui laisser de la place.
Elle le suce activement et il la caresse essayant d’imprimer ce faux moment de tendresse. Il se détend et ça lui fait du bien.
Après cinq minutes elle lui dit :
 « _ Tu veux me pénétrer ?
_ Non. »
Il ne veut pas.
Elle le masturbe activement et recommence à le sucer. Elle n’en peut plus et souffle.
Il parle :
 « _ Vous savez, je ne fais jamais ça. Je voulais essayer avec quelqu’un de votre âge.
_ C’est pas ta première fois quand même ?
_ Non, non. Bien sûr… C’est bête mais j’aimerais que vous passiez un bon moment. Moi, mon plaisir c’est de faire plaisir.
_ Mais oui, c’est sympa. »
Elle reprend et il la sent vexée.
 « _ Je peux entre vos seins ?
_ Oui. »

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Il se met sur elle et commence son activité. Il se demande quand jouir et commence à avoir de la peine pour elle. Au bout d’un moment, il se décide alors de la délivrer et se dit qu’il a rentabilisé ses 60€. Il jouit dans un grognement qu’elle imite.
 « _ Eh ben voilà ! Il t’en faut beaucoup hein. Un beau jeune homme qui réalise un fantasme. »
Il se lève et va dans la salle de bain pour s’essuyer.
Elle, se rhabille. Il la suit.
 « _ Je viens de Normandie, moi. Tu connais ?
_ Un peu. Honfleur, par là. Vous êtes d’où là bas ?
_ ******.
_ Ah, je ne connais pas.
_ C’est sympa Honfleur. Plus que Deauville.
_ Oui, il y a les impressionnistes qui y allaient. Baudelaire aussi. »
Il rit.
 « _ Tu te marres ? C’est bien.
_ Ouais.
_ Moi, c’est Bernadette, et toi ? »
Il ne répond pas, s’habille et pense qu’un prénom c’est un vrai pas dans l’intimité.
 « C’est Daniel. Bonsoir et merci. »

Il ferme la porte et se retrouve dehors.
Une sensation nauséeuse terrible le prend. Il décide de s’asseoir dans le petit parc de la Trinité d’Estienne D’Orves et grimace, répétant inlassablement « bordel, bordel, bordel, … » ; tirant sur sa cigarette à plein poumons. Il ferme les yeux, prend une grande inspiration puis expulse cet air bileux.

Un bruit déchire le ciel. Il est 10h45. Il geint.
Une goutte s’écrase sur son crâne, il regarde en l’air et c’est son œil gauche qui se remplit d’eau. Il a des spasmes et se recroqueville sur lui-même.
Il pleut à grosses gouttes maintenant et Daniel commence à vomir.
Le vent s’en mêle, et des feuilles tombent sur le sol. Le plafond gronde et des flashs traversent son paysage.
Il relève la tête, du vomit sur le menton et son rire _ d’un coup _ accompagne la pluie qui bat. Il rit vous dis-je, et la terre est molle et son cœur se vide. Et il aime être là.
Il aime se savoir terriblement humain. Terriblement nu, terriblement seul. Il aime savoir qu’il aime Lipo, qu’il aime le sexe, qu’il aime la chair qui lui donne chaque fois la nausée, qu’il aime avoir peur, qu’il aime se laisser aller.
Il aime être froid et sec. Il aime être chaud et humide. Son cœur bat inconfortablement et il pleut comme il peut quand il peut. Il rit aussi, c’est déjà humain.

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Notes :

 « Le soleil est rare et le bonheur aussi. »

Non.

L’utopie et l’idéalisation d’un objet sont des barrières à la Nature.

 « Et quand donc suis-je plus vrai que lorsque je suis le monde ? Je suis comblé avant d’avoir désiré. L’éternité est là et moi je l’espérais. Ce n’est plus d’être heureux que je souhaite maintenant, mais seulement d’être conscient.

Moi-même, c’est-à-dire cette extrême émotion qui me délivre du décor.

Pour moi, j’avais envie d’aimer comme on a envie de pleurer.

A un certain degré de dénuement, plus rien ne conduit à plus rien, ni l’espoir ni le désespoir ne paraissent fondés, et la vie tout entière se résume en une image.

Et si j’aimais alors en me donnant, enfin j’étais moi-même puisqu’il n’y a que l’amour qui nous rende à nous-même.

Il faut tout faire, en effet, pour que ces hommes échappent à la double humiliation de la misère et de la laideur.

Se libérer de tout souci d’art et de forme. Retrouver le contact direct, sans intermédiaire, donc l’innocence. Oublier l’art ici, c’est s’oublier. Renoncer à soi non pour la vertu. Au contraire, accepter son enfer. Celui qui veut être meilleur se préfère, celui qui veut jouir se préfère. Seul celui-là qui renonce à ce qu’il est, à son nom, à son moi, qui accepte ce qui vient avec les conséquences, celui-là est en prise directe.

 » Camus.

Pluie

La nuit a cuit un peu plus chaud

Mon pauvre cœur rempli de pluie.

La fille a fui un peu plus tôt

Mon triste corps s’ennuie depuis.

La pluie épuise et puis éteint

Ma fierté sale enduit de suie,

Mon œil terne dans son écrin,

Email usé où rien ne luit.

Mon dos par l’orage épuisé,

Ridicule, tant pis, je plie.

L’eau à mes reins, lame aiguisée

L’idée d’une chair sans vie me suit.

Je ronge mes ongles rue de Parme

Puis range les armes rue Monge.

J’éponge mes larmes et je songe

Aux gouttes froides de Francis Ponge.

Dans un cristal aux bords aqueux

J’entends l’écho des cœurs accros.

Sur des accords un peu sacrés,

Les écrits d’un chanteur à cran,

A corps, à cris, nez dans la craie

Ecrase d’un croc les cris du cœur,

Décrit les craintes les accrocs

Des amours jamais acquis.

Et s’il me plait je plaque un plomb

Sur mon cœur source des pluies.

Je ne prie pas, j’appuie,

Mon canon long

Eteint à tout jamais les plaies.