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Journal d’un court voyage vers une extrémité

15 août : Voilà une bonne semaine que je m’épuise à Bombay, que je m’abîme dans ce grand poumon nécrosé. Jimmy est occupé par ses shootings. Nous nous voyons surtout le soir, dans son appartement, autour de samoussas et de grands verres de Gin. Les samoussas nous sont montés par un vendeur de rue qui gueule à plein poumon et qu’il faut alpager depuis le 5ème étage. Nous nous racontons mutuellement de vieux voyages dont l’autre ne savait pas tout. Nous écoutons souvent Lana del Rey. Comme c’est la fashion week, Gursi et Bunki sont eux aussi très occupés par les défilés qu’ils organisent.

Le plus clair de mon temps je le passe à déambuler un peu au hasard, dans la touffeur de l’air. Je prends un plaisir certain à me saloper, je dois l’admettre. Je me force à aller dans les quartiers où ça sent fort l’ordure, à me balader sur les plages de déchets. Je savoure de plus en plus le désordre.

De temps en temps, je m’asseois dans un café occidentalisé pour écrire quelques lettres et sucer un peu de wifi.

Fête foraine bricolée où la gande roue sur laquelle nous nous asseyons bravement cahote tellement que j’ai peur que les sièges se détachent.

16 août : Aujourd’hui, j’ai correspondu avec quelques filles. Depuis mon arrivée un mois plus tôt, il n’est pas rare que je prenne un moment dans ma journée pour écrire à des indiennes rencontrées virtuellement ou non. Il y a quatre ou cinq filles, comme ça, que j’aime bien sans vraiment les connaître. Nous sommes souvent sur le point de nous voir mais elles habitent toujours trop loin de moi ou moi trop loin d’elles et au dernier moment la recontre capote. La plupart de leurs messages sont très doux et je me laisse aller à m’imaginer des amourettes indolores avec ces inconnues.

17 août : Défilé en haut d’un penthous où je me sens mal à l’aise puis longue marche vers Haji Ali.

Haji Ali, longue jetée au bout de laquelle se trouve une grande mosquée. Tout le long de la jetée, je ne me souviens plus pourquoi, sont assis des lépreux ou des amputés. Le lieu doit avoir des pouvoirs mystiques Potentiel de scène de bordel énorme. Ça boit, ça fume, ça bouffe, on ne sait même plus ce qui nous passe par la bouche.

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18 août : Déambulation dans Juhu Street. Et découverte de l’immense temple fleuri d’Hare Krishna. Je me renseigne un peu sur ce qui ici, n’est pas une secte puis je m’asseois dans un coin de rue pour réfléchir à des histoires que je n’écrirai peut-être jamais : des histoires d’insomnies, de vertiges, d’ épisodes de fièvre, de légère paranoïa de bruits incertains entendus derrière un mur de fatigue, de réveils en pleine nuit, d’impression jamais confirmée d’être suivi, jette des regards derrière son épaule.

19 août : Défilé dans le parking d’un hotel de luxe où nous buvons du champagne en regardant des mannequins habillées de vêtements amples faire tours sur des places de parking.

Fête dans l’hotel de luxe, nous dansons beaucoup, l’ambiance est cossue et amicale. J’ai l’impression que je plais à l’une des mannequins mais cette impression ne sera jamais confirmée. Fin de soirée chez Nikhil, ami de Gursi, où nous nous allongeons où nous pouvons dans une petite pièce. Certains, dont moi, prennent de la cocaïne un peu négligemment car il est tard. En m’assoupissant vaguement dans un lit, ma main frôle celle d’une fille bien en chair, Surabhi. Nous nous caressons discrètement puis je lui propose de venir dormir avec moi chez Jimmy, sur mon petit matelas de sol.  Ça se taquine dans l’ascenseur puis nous couchons ensemble dans l’obscurité totale.

20 août : Gueule de bois dans Juhu. Archie, un inconnu fort pansu qui porte une casquette de Manchester United et à qui il manque un bon nombre de dents vient m’aborder alors que je traine sans but dans le quartier de Juhu. Il veut me faire ramener des œuvres d’art en Europe. Il me raconte que son père a vécu en Europe, qu’il a travaillé dans la marine marchande britannique. Il me parle un peu de mythologie hindoue mais je ne comprends pas tout à cause de ses dents. Je me doute qu’il s’agit d’oeuvres pillées dans des temples. J’ai besoin d’argent mais je suis bien trop honnête (peureux) pour accepter son offre. Nous tournons de rickshaw en rickshaw puis au bout d’un moment je lui fausse compagnie pour aller fumer des clopes en buvant du chaï sur un trottoir.

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21 août : Départ pour Dehli, angoisse. Terminal de bus de Dehli, angoisse. Puis long trajet à somnoler sous un plaid à l’effigie du drapeau américain. Arrêt au milieu de la nuit. À 4h du matin sur le bord d’une route du Rajhastan ou du Penjab, une quinzaine de types sont attablés dans une échoppe pour routiers et regardent très fort un vieux bollywood, le silence tout autour.

22 août : Journée désagréable à Manali, ville au tourisme bizarre, beaucoup d’Israëliens sortant du service militaire viennent y passer des mois à fumer des joints. J’utilise beaucoup le wifi de l’auberge. Je me promène au milieu de gens que je trouve très vulgaires. Je passe des heures au café ou dans mon lit, à boulotter Foster Wallace pour ne pas trop penser au sordide de cet endroit. Je dois aussi me masturber, chose que je n’ai pas eu l’occasion de faire depuis longtemps. Le soir, je me bourre doucement la gueule seul, assis par terre dans un restaurant, autour de gens qui fument des joints.  C’est la première fois depuis trente six heures que la mélancolie s’évapore un peu. Je suis rejoint, au bout d’un moment, par deux penjabis virils et très nationalistes mais extrêmement amicaux avec moi. Il m’affirement tout de même que la France est une puissante délinante parce qu’elle accueille trop d’immigrés. Je m’endors un peu amer, avec hâte de me barrer.

23 août : En Inde, les chiens de rue qui pullulent dans les grandes villes semblent peureux et assez inoffensifs, habitués à se faire battre apparemment. Ils font le plus souvent de la peine sauf le soir quand ils se regroupent en hordes et se mettent à aboyer et à grogner sur mon passage. Ce sont des chiens schizophrènes je crois. Notamment quand au milieu de la nuit, je dois descendre une colline sur plusieurs kilomètres sans éclairage publique.  Je me lève très tôt. Je dois prendre un bus pour rejoindre Kaza. La vieille ville et l’ancienne sont séparées de quelques kilomètres je crois, une longue pente. A ce moment je n’ai aucune idée d’à quoi ressemble Kaza mais je sais que rester un jour de plus à Manali me plongerait probablement dans une légère dépression. Je dois partir quitte à braver les chiens. Je n’ai pas d’armes et seulement mon téléphone pour m’éclairer. Les taxis avec lesquels je suis rentré en contact ont refusé d’opérer de nuit. Je dois donc descendre longtemps seul avec mon lourd sac de voyage. Il y a des chiens partout sur le chemin et je passe mon temps à pousser des cris que j’espère effrayants pour les faire fuir. Par moments ils me suivent, m’entourent mais finalement aucun ne passe à l’acte. Le fait d’être vacciné contre la rage n’est pas d’un grand réconfort car je connais les limites de ce vaccin. Un vaccin d’ailleurs n’a jamais empêché personne de se faire dévorer par des chiens. Quand j’atteins enfin le terminal de bus après une bonne heure de marche terrorisante, j’ai l’impression de toucher du doigt une forme de grâce. Dans le terminal de bus à Manali, très tôt le matin, le calme est presque total. Toutes les machines sont à l’arrêt, quelques types dorment sur des bancs en pierre, d’autres les regardent en fumant de vieilles clopes en silence. Il y a juste, un peu en dehors de la gare, un minuscule stand de chaï. Une planche de bois sur deux tréteaux à roulette. Il y a quelques personnes autour que je distingue à peine, des silhouettes fatiguées. Tout le monde se tait. Des billets passent d’une main à une autre dans le plus grand silence. On n’entend rien d’autre que quelques bruits de bouche contre des verres en ferraille et le lent crépitement des cigarettes mal tassées.

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Mon bus arrive. Le chauffeur s’arrête au bout d’une heure pour petit-déjeuner. Je partage un tali avec Anish et Meeki, meilleurs amis, qui viennent de la province d’Assam, tout à l’est du pays, là où il pleut souvent. Je souffle enfin, je me détends. Le trajet doit bien durer douze heures et j’en apprécie la rudesse. J’alterne entre somnolence et contemplation d’un paysage ahurrissant de montagnes roses, lunaires. Les routes sont étroites et sans parapets. Le chauffeur roule trop vite et, à plusieurs reprises, je crains qu’ils nous foute dans le fossé. J’en prends mon parti et me dis aussi qu’il doit être habitué à cette route. Le soir, nous arrivons à Kaza, 3800 mètres d’altitude. Pendant les pauses, j’ai continué à sympathiser avec Anish et Meeki et nous décidons de partager une auberge pour faire des économies. Kaza est au cœur des montagnes, pas de ravitaillement en cigarettes avant plusieurs jours alors j’économise mon tabac et achète des bidies pour compenser. Je mange des momos, sortes de raviolis tibétains. Rencontre avec Mehi, Noémie et Lohita. Lohita est grande, mince, gracieuse et timide. Mehi est petite, un peu tassée mais a de grands yeux noirs absolument envoûtants. Elle fume des joints en terrasse et parle avec douceur. Noémie est une jolie belge vivant à la Barbade. Elle semble incroyablement bonne mais je préfère la chaleur vaporeuse de Mehi. Anish et Meeki nous rejoingnent pour les premières bières. Chacun raconte son histoire puis tout le monde part se coucher et je reste seul avec Meeki dont je commence à remarquer les charmes : un petit visage rond et joyeux monté sur une paire de lourdes boites accueillantes.

Sur la place du village, quelques guitaristes jouent des airs penjabis et nous les écoutons en bavardant pendant des heures. Par moments, les airs sont si beauc que Meeki se tait, les larmes aux yeux. Quand il est vraiment trop tard pour jouer de la musique dans la rue, nous montons au balcon de notre auberge et parlons de choses intimes. Je lui dis pour Samo. Elle me raconte que deux mois plus tôt, son petit ami saoudien est mort. Elle m’explique leur relation compliquée, elle étant hindoue et lui musulman. Nous finissons par nous embrasser tendrement, chérissant cette amourette un peu exceptionnelle. Nous faisons trop de bruit et le gardien nous demande de rentrer dans nos chambres. Je suis complètement éclaté à la bière, je ne sais plus bien si j’ai fumé. Dans le lit, ça devient plus fougueux. Je la doigte vaguement et elle jouit très vite comme si elle n’avait pas été touchée depuis longtemps, mais en silence car Anish, son meilleur ami serait très fâché s’il nous découvrait. Il dort dans la chambre d’à côté et elle le rejoint dans la nuit.

24 août : Je me réveille vers 10h avec une gueule de bois du démon. Pendant qu’Anish prend sa douche, Meeki vient m’embrasser discrètement. Je vais chier toute ma bière douloureusement et je pense, sous la douche, à ce personnage de l’Infinie Comédie, ancien alcoolique qui retrouve, après plusieurs semaines d’abstinence, la joie d’un étron solide.

Ensuite, j’essaie de faire passer ma gueule de bois à coups de grands thés au citron sur les marches de la place. Ça sent le poiscaille et je me demande bien où ils le pêchent au milieu de ces montagnes. La première cigarette me dit que la deuxième ne pourra pas être fumée de sitôt. Je retourne au bar de la veille pour manger un gros sandwich au poulet qui me redonne un peu d’applomb. Je fais la connaissance de trois anglais rieurs qui me font définitivement oublier mon mal. Je suce un peu le wifi et découvre des messages de Marta qui me fait croire qu’elle est en train de tout faire pour essayer de me rejoindre. Petit pincement au cœur mais pas plus. Je crois que je commence à chérir ma solitude et je me gargarise en me disant qu’elle, contrairement à moi, ne tiendrait pas dans ces contrées reculées, frugales, exigeantes. Meeki et Anish viennent prendre un café. Elle a l’air épuisée et me jette de temps en temps des regards mélancoliques. Nous savons que nous ne nous reverrons peut-être pas. Moi, cela ne me rend pas vraiment triste, j’ai hâte de reprendre le voyage. Et il commence vers 16h quand je grimpe dans un nouveau bus. Mehi, Noémie et Lohita y sont et je suis surexcité. Je leur fait des blagues, sans savoir vraiment avec laquelle j’ai le plus envie de flirter. Je fais aussi la connaissance d’Arvin, un malaisien sympathique et un peu gauche.

Au bout d’une demi-heure je me calme un peu, je mets mes écouteurs et regarde, hors-connexion, le clash que j’avais enregistré entre Heretic et Shuffle T. Shuffle T est hallucinant et il est frustrant de me dire que je ne pourrai sans doute jamais partager avec mes amis ma passion pour le battlerap anglo-saxon. Après une heure à grimper, nous atteignons le monastère de Ki. À mon grand désarroi, Mehi et Noémie y descendent. Escaladant encore une grosse heure les montagnes de Spiti, nous arrivons à l’un des points les plus hauts : la ville de Kibber, à 4200 mètres. Ici, les gens ont des visages de tibétains, l’idée en tout cas que je me fais d’un visage de tibétain. Avec Arvin et Lohita, nous décidons de partager un micro-dortoir dans une auberge puis allons arpenter un peu les ruelles belles et sales de Kibber. Après de longues recherches, nous trouvons une bouteille d’un alcool de vin qui m’était inconnu, offert par le patron d’un restaurant ayant eu pitié de nous. Le soir nous dinons par terre dans le salon de l’auberge, sur des coussins épais et des tapis moelleux. Épuisés, nous touchons à peine à la liqueur. Nous écoutons en nous endormant à moitié les récits d’un vieux voyageur au visage marqué puis allons nous coucher. La nuit, l’altitude me punit : elle me prend aux bronches et m’enserre le cerveau avec violence. Mes médicaments sont inefficaces.

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25 août : J’ai dormi trois pénibles heures et me réveille encore plus mal. Sur le chemin vers le bus, je suis temporairement égayé par la présence de deux ânes splendides, peut-être les plus beaux ânes que j’ai vu de ma vie. Puis la délivrance progressive : plus le bus descend, plus la douleur s’estompe, jusqu’à s’évaporer lorsque nous passons en dessous des 4000 mètres. Comme un pallier mécanique, physique, au-dessus duquel mon organisme n’est pas capable de survivre. Nous faisons halte en haut d’une vallée. Un téléphérique très précaire (une caisse de métal sanglée à un cable et tiré par des hommes) permet d’en rejoindre une autre. Pour l’adrénaline, Lohita et Arvin le prennent, aller-retour, mais je suis encore trop groggy pour avoir ce courage. Les cent mètres de vide en dessous confortent ma décision.

Plus tard, longue sieste à Kaza dans la même auberge que deux jours plus tôt. S’en suivent des heures où je découvre que Kaza est bien plus grande que je l’imaginais. Mes cigarettes sont finies et je passe aux bidies. Contretemps administratif où je dois obtenir, à un poste frontière, une autorisation pour passer dans une autre partie de l’Himachal, le Kinnaur. J’y croise des israëliennes défoncées et antipathiques mais sur lesquelles je ne peux m’empêcher de bander.
Le soir, je dine avec Mehi, Noémie, Lohita et Arvin. Même scène que deux jours plus tôt : vers 22h je me retrouve seul avec Mehi à écouter les musiciens sur la place. Je fais connaissance avec l’un d’eux, Bhavesh, qui me parle longtemps des trésors de cette région pour laquelle il a quitté le Rajhastan. Mehi est très douce mais que rien ne se passera. Je me couche en lisant quelques passages de Ginsberg qui me font comprendre que je n’ai rien d’un aventurier.

26 août : Trois heures de route vers le monastère de Tabo. Je passe la journée seul à marcher dans le village en m’arrêtant régulièrement pour écrire. Les histoires que j’ai en tête ne sont plus les mêmes qu’à Bombay. Elles parlent de la fin d’un enfermement, de personnages qui redécouvrent le dehors, qui parlent seuls et fort, qui sautent au cou d’inconnus, qui embrassent des étrangers surpris.

En fin de journée, je dévore cent pages de Foster Wallace et je me remets à trouver le tennis intéressant. Le soir je dine avec des Indiens qui ne parlent pas anglais, par terre encore, dans un petit salon vétuste. Nous mangeons des toasts au fromage de yack en regardant Mad Max en hindi. Nous nous sourions beaucoup et nous esclaffons quand les scènes s’y prêtent.

27 août : Je ne sais plus si je me suis arrêté à Nako.

28 août : Dans le bus, je retrouve ce vieux Arvin et nous discutons longuement. Il m’en apprend beaucoup sur la composition raciale et religieuse de la population malaisienne. Il est timide mais facilement rieur. Au bout de plusieurs heures à descendre dans des paysages différents de ceux du Spiti (végétation très opulente ici), nous faisons escale à Rekong Peo. J’y trouve les gens très bien habillés et les femmes portent des chapeaux élégants, mais au delà de ça, la ville me semble assez désagréable. Comme souvent en Inde, l’attente pour le bus vers Kalpa est interminable. Je patiente en fumant des cigarettes fraichement achetées en compagnie de quelques vieillars curieux et édentés. Quand il arrive enfin, le bus est plus plein qu’aucun bus que j’ai jamais vu. Plusieurs personnes voyagent sur le toit, avec leurs valises. Je parviens, en poussant de gros hommes réticents, à me faire une minuscule place debout. Je transpire salement et me sens au bord de l’évanouissement. Une mère de famille doit le remarquer car elle demande vigoureusement à un homme qui s’étale sur un siège pour deux de me faire de la place. Elle me prend par le bras et m’asseoit de force malgré ma gêne. Puis, elle m’offre une belle pomme ruisselante d’eau. Depuis le début de mon voyage et une saloperie attrapée après avoir têté des glaçons, je me suis sagement tenu à l’écart de l’eau du robinet. Mais la gentillesse de cette dame est telle que je me dis que si je dois tomber malade, autant que ce soit de cette pomme. Je croque dedans et elle me revigore.

Arrivé à Kalpa, je retrouve Arvin qui était saucissonné à un autre bout du bus. Nous attrapons rapidement une chambre glauque dans un hotêl décrépit. Nous décidons de nous faire plaisir et grimpons les sentiers somptueux qui mènent au luxueux Grand-Shangri-la. Arvin est un gourmet et cela fait longtemps qu’il attend cette occasion. Petit diner en amoureuses. Il appelle sa mère pour son anniversaire puis nous confions chacun à l’autre des informations sur nos familles. Le repas est quelconque mais l’atmosphère est celle d’un palace. Surtout, nous picolons allègrement, ce qui me met en joie après quelques jours d’abstinence. À un moment il aborde le sujet des singes de Shimla. Il me dit de me méfier de cette ville sur les chemins du retour vers Dehli car les singes, habitués à la présence des touristes, sont très agressifs. Ils n’hésitent pas à montrer les crocs pour voler un sandwich. Cela me rappelle une autre histoire de sandwich dans le nord de l’Inde, celle de Ludo se faisant racketter son sandwich par une sorte de babouins. Nous finissons de diner joyeusement puis discutons un moment avec l’aubergiste qui nous renseigne sur les émigrés tibétains dans l’Himachal. Nous redescendons vers notre piaule dans une obscurité presque totale mais guidés par un chien bienveillant. Dans le lit que nous partageons, je crois me souvenir qu’Arvin se livre un peu sur ses aspirations, sa difficulté à trouver une fille avec une mère trop présente, mais je m’endors pendant qu’il parle.

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29 août : Tôt le matin, nous retournons au Grand-Shangri-la pour petit-déjeuner et admirer la splendide vue sur la vallée. Je bouquine vaguement dans la belle salle toute en bois du dernier étage puis il est temps de me barrer. Je dis adieu à Arvin et prends le bus ver Chitkul. À l’arrêt de bus je discute avec des inconnus.

Chitkul, voilà l’extrémité, le dernier village avant la Chine, même si en vérité la Chine est encore à une centaine de kilomètres. Je ne sais plus bien ce qu’il y a entre les deux. Là, tout devient assez indéterminé. Il me semble que je passe deux jours à arpenter ce village sublime et calme, et ses environs. Je passe de longues heures à marcher seul et avec difficulté à cause de l’altitude. Aussi, parce que je commence à être malade, à cause de la pomme j’en suis sûr, ça ne peut être que la pomme. Mais tant pis. Je ne suis pas trop capable de mettre le doigt sur ce que j’ai : des vertiges, une faiblesse générale, une grande lassitude mais aucun signe plus visible. Quand je suis trop fatigué, je m’allonge au bord d’une rivière et me réveille avec une insolation puis me lève pour aller me rallonger dans le petit lit de ma pension. Je somnole, je rêve un peu et je viens à bout pendant ces jours des dernières pages de l’énorme Foster Wallace. Quand je me sens un peu mieux, je retourne marcher. Par moments, je m’arrête sur des murs de pierre pour écrire des débuts d’histoires. Je repense à d’autres voyages et au fait que les récits de voyages sont souvent pénibles à lire pour ceux qui ne les ont pas vécus. Le dernier soir, comme je n’ai rien à manger et que tout est fermé, je vais voir l’homme qui tient ma petite pension. Il me concocte- comme il y a bien longtemps un garde-forestier paraguayen-, une tambouille avec tout ce qui lui reste. Je ne me souviens même plus ce que je mange, seulement du geste. Nous sommes rejoints par un Suisse du nom de Yanis. Le chaï fort me fout des nausées mais assis dans une rustique chaise en bois, j’écoute avidement l’homme qui me parle de la vie dans ces villages isolées, des ses filles parties dans le Ladakh ou à Chandigarh, et un peu de l’histoire de l’exode du Dalaï Lama.

31 août : Je me réveille dans un état de mal être physique (ventre scié, forces inexistantes dans les jambes et les bras, perte d’équilibre) tel que je sais qu’il vaut mieux que je rentre vers Dehli ; même si je sais que cela signifie presque 24h de bus plus inconfortables les uns que les autres. Je commence à maudire la pomme mais je pense à Ginsberg qui à chaque page donne l’impression d’être sur le point de crever. Le premier bus jusqu’à Shimla est une torture. Le conducteur roule plus vite que tous ceux que j’ai connu auparavant sur des routes minuscules et accidentées, si bien que je suis en permanence projeté de gauche à droite, me retenant de vomir tantôt par la vitre tantôt sur mon voisin de gauche. À chaque arrêt, le bus se remplit sans que personne ne descende et bientôt nous nous retrouvons à trois sur une banquette pouvant à peine accueillir deux personnes. À plusieurs reprises, des coups de freins secs de dernière minute me coincent des terreurs dans la gorge et le cœur, un peu comme quand on se réveille d’un rêve où l’on tombe dans le vide. Quand nous retrouvons enfin des routes moins sinueuses et plus larges, je regrette très vite de m’être assis à côté de la fenêtre. Mon voisin semble attiré vers la droite par une force invisible et m’écrase contre la vitre en ronflant bruyamment. Chaque fois que je commence à m’endormir, il s’étale sur moi et son coude vient se ficher profondément dans mon rein gauche, le seul qu’il me reste de valide. Cela doit bien durer trois heures avant que, excédé et meurtri sur tout le flanc, et après l’avoir repoussé une bonne vingtaine de fois, je ne me décide à le réveiller en le secouant par les épaules. Il s’agit d’un homme massif au ventre opulent mais je suis à bout. À la vue de son regard perdu quand il se réveille, je me radoucis et lui propose simplement d’échanger nos places. Ensuite, tout va un peu mieux et je peux dormir par intermittence car nous nous arrêtons souvent, dans des villes dont j’oublie le nom. Après quelques heures encore, nous faisons un arrêt plus long que les autres et j’en profite pour chier longuement dans des toilettes publiques ignobles, ce qui ne me pose plus de problème au point où j’en suis. En remontant dans le bus, mon mal m’a quelque peu quitté et je m’endors jusqu’au milieu de la nuit.

1er septembre : À Shimla nous changeons de bus et dans mon demi-sommeil je ne crains plus les singes racketteurs. Il n’y a d’ailleurs aucun singe dans le terminal. Je salue mon bourreau qui s’arrête ici. Le deuxième bus est plus vide et comme je retrouve du réseau après plusieurs jours sans, je me dépêche d’écrire à Gursi pour le prévenir que je viens m’installer chez lui quelques jours. À Meeki aussi car je crois savoir qu’elle est à Dehli pour quelques jours.