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VERTIGES

Trop agité, je parviens à me tromper dans les bus malgré la faible distance qui sépare mon quartier de San Telmo de celui de Recoleta.

En arrivant au cimetière, je suis tellement absorbé par mes pensées que je me rétame d’emblée la gueule à la faveur d’une glissade sur un tapis de feuilles humides. En me relevant, ma pitrerie ayant éparpillé les feuilles, je remarque que j’ai en fait glissé sur une tombe, tellement mal entretenue que même la pierre avait presque fini par se faire enterrer. Je me remets à marcher les mains dans le dos en fixant le sol et très vite ma lucidité retrouvée se dissipa et laissa place à un délire nouveau. En imaginant cet homme doublement enterré, un certain G…L.RM. .IA.A, je me dis : « putain de merde, ça peut pas être un nom ça ! » et je me mis à penser que les morts comme les vivants devaient eux-aussi se juger. Que dirait-on à un mort deux fois enterré ? Sans doute : « fait un effort mon vieux, arrange moi cette bicoque ! Regarde, tout le monde te marche, dessus, t’en as pas marre de te faire écraser ? On t’a piétiné toute ta vie et on continue de te piétiner jusque dans ta tombe. Merde, fais-toi une petite beauté. Les gosses, la nuit, viennent s’asseoir sur toi et toi tu fermes ta gueule. Ou peut-être que t’aimes ça en fait, un bon vieux face-sitting bien crasseux, des petites fesses mal lavées sur ton gros nez d’alcoolique. Ils laissent leurs bières et leurs barquettes de petit écolier et après c’est tout le quartier qui devient infréquentable à cause de ta permissivité. Même le gardien qui connaît le cimetière par cœur t’a oublié. Ça fait de la peine. »

Que font les morts sous la terre ? Peut-être font-ils la fête régulièrement, libérés des obligations qui chez les vivants s’accumulent avec l’âge. Peut-être se regroupent-ils par catégorie d’âge ou par centre d’intérêts. Peut-être qu’il y a sous terre des clubs et des syndicats. Et peut-être même que, sans que nous le sachions- car qui serait assez cinglé pour aller vérifier ça ?-, ils changent de cercueil chaque nuit, qu’ils ne sont plus du tout là où l’on croit qu’ils sont et que lorsque l’on pense se recueillir sur la tombe d’un soldat mort pour son pays, l’on prie en fait au-dessus d’un tueur d’handicapés. Ils ont passé peut-être passé un accord et décidé d’échanger leurs cercueils pour une semaine ou un mois parce que le tueur trouve celui-ci plus spacieux et que le soldat y trouve aussi son compte en se rapprochant de sa bien-aimée enterrée dans un autre carré. Ou bien peut-être qu’ils jouent juste un mauvais tour aux vivants. Et ils pourront en rire ensemble sans vexer personne puisque personne ne le

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saura jamais et que de toute façon dans la mort, plus rien n’a grande importance. Peut-être que quand mamie en a marre des ronflements de papi, elle sort de sa boite et va rejoindre tatie Alberte à l’autre bout du cimetière pour tailler le bout de gras.

Mais je ne suis pas certain que les morts puissent voyager d’une tombe à l’autre ou se retrouver dans des galeries profondes creusées en secret des vivants.

En revanche, j’en suis désormais persuadé : les morts doivent se parler depuis leurs tombes. Que se disent les morts d’une tombe à l’autre ? A coup sûr, ils se plaignent. Comme tout le monde.

Ma tombe est trop étroite, trop vaste, je m’y sens trop seul, elle n’est pas assez fleurie et avec les mauvaises fleurs. Et pourquoi m’apporter des bégonias si vous savez bien que j’y suis allergique ? Est-ce pour me punir post mortem de ces promenades d’été que j’ai gâché enfant ? Et qui met des tulipes jaunes sur une tombe, bordel de merde ? C’est quoi, vous voulez que je comprenne bien que ma mort a rendu votre vie plus éclatante ? Vous voulez vraiment me foutre le bourdon jusqu’ici ? Foutez-moi des chrysanthèmes, ça c’est de bon goût ! Et ces putains de marguerites qui fanent en deux jours ! Et tu n’es pas au courant que les roses me rappellent de souvenirs douloureux de vacances passées chez Pépé et Mémé qui me fouettaient avec des branches d’épines quand j’étais trop agité.

Maman, j’ai bien vu que ta sœur faisait semblant de pleurer à mon enterrement. Tu te demandais qui avait bien pu déposer des algues dégueulasses sur ma belle gueule, et bien c’est cette conne. Franchement, des algues sur un mort, faut avoir une sacrée rancune.

Et pourquoi vous m’avez enterré dans cette allée sinistre et mal fréquentée ? Vous voyez bien que je suis entouré de voyous. On ne meurt pas pour rien d’une balle dans le buffet à dix-neuf ans. J’ai déjà eu assez d’une vie à regarder derrière mon épaule en rentrant chez moi le soir, personne n’a voulu mettre la main au portefeuille pour tonton, trop occupés à la garder dans la culotte, près de la fesse, pour la gratter. Et oui, ici aussi ils foutent le bordel. Ça joue du djembé sur le bois du cercueil pendant des heures et après on me demande de reposer en paix. Heureusement que le beau général monte la garde à partir de vingt-deux heures et que grâce à cela, il nous reste au moins la nuit pour dormir. Pour avoir tenu tête à la vermine de quartiers, j’ai bien peur qu’un jour il se fasse tuer dans sa mort. Et qu’est-ce qu’il fait sombre ici, quelle idée de m’avoir enterré à l’ombre ! Ce châtaigner me gâche toute la vue. Dernièrement, j’ai cru que l’ambiance dans le quartier allait s’améliorer. Quand ils ont fait venir ce jeune artiste-

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peintre, rapatrié exprès depuis le Mexique pour être enterré dans sa mère patrie, j’ai pensé qu’il allait mettre un peu de couleur dans toute cette torpeur. Putain de gris partout : gris des tombes, gris des graviers, gris du ciel presque toujours, même le vert des feuilles a tourné au gris à force de s’ennuyer. Mais cet artiste, j’aimerais bien savoir qui lui a donné ce titre parce que si ça ne tenait qu’à moi j’aurais fait enlever cette mention sur sa stèle et j’aurais mis à la place « peintre en bâtiment » ou mieux « fournisseur officiel de désespoir » et j’aurais ajouté en petit « mort trop tard ». Parce que qu’est-ce qu’il nous peint à longueur de journées ? Des saloperies de marines cafardeuses. J’aurais dû me douter que c’était pas un marrant quand on l’a enterré dans son costume de tweed beige à rayures verticales.

Quelle idée, de m’avoir enterré à Recoleta alors que j’ai toujours vécu à la Boca et que ce qui me reste de famille continue d’y vivre. Personne ne vient jamais me voir. C’est normal avec la mauvaise hernie de ma fille et son mari qui va bientôt en choper une à force de soulever les pianos sept heures par jour. Et mon mari, mort lui aussi, et que, sous prétexte qu’on était divorcé, on a préféré enterrer à l’autre bout du cimetière aux côtés de son grand frère. Et autour de moi, tous ces bourgeois que se pavanent dans leurs caveaux toujours bien fleuris même vingt ans après avoir passé l’arme à gauche. Comme si même dans la mort les privilèges des riches subsistaient. Et je vois bien les regards de dédains de leurs proches quand ils passent devant ma tombe austère. Je n’ai pas dû être bien aimée de mon vivant pour qu’on m’inflige un tel dénuement. Et si l’on me rend si peu visite c’est sans doute que j’ai dû le mériter. Mais que peuvent-ils en savoir, eux qui habitent si près du cimetière qu’ils pourraient presque jeter un bouquet de fleurs par la fenêtre et qu’il atterrirait pile sur la tombe de leur papa chéri. Si vous saviez ce que vos morts pensent de vous ! Les rancoeurs perdurent jusque dans l’au-delà, l’éternité, le néant selon le nom que vous voudrez lui donner. Quant à moi, l’idée d’une vie éternelle après la mort ne m’a jamais été d’aucun réconfort, elle me causait même une profonde angoisse. C’est ce qui m’a poussé je crois à passer autant de temps sur terre pour profiter tant que je le pouvais de cette vie finie avant de plonger dans l’autre qui me faisait l’effet d’un gouffre d’ennui sans fond. Je suis morte il y a trop peu de temps, je ne peux pas encore vous dire ce qu’il y a après la mort. Pour le moment, l’on ma prévenue que j’étais dans une période transitoire pour une durée indéterminée. La belle affaire ! La réincarnation ne me tente pas plus que ça. Je m’exposerais à une vie bien pire que celle que j’ai eue. Les jeunes gens sont devenus tellement violents. Non, moi ce qui me

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plairait, ce serait une mort comme dans ce film que j’ai regardé avec mes petits-enfants : Harry Potter. Les sorciers cohabitent avec les fantômes qui peuvent se promener à leur guise dans le château de Poudlard. Ils forment une communauté soudée et ont même leurs petites cérémonies à eux. Peut-être que le monde des sorciers existe réellement et que je suis simplement une moldue qui s’ignore. Mais revenons à mes richards qui crachent par terre en voyant ma tombe et qui se croient tellement supérieurs, eux qui visitent le cimetière toutes les semaines plus pour comparer les tailles de cercueils comme ils comparent la taille de leurs montres, de leurs voitures, de leurs maisons et de leurs bites que pour se recueillir vraiment devant leurs proches trépassés. Evidemment ils viennent en quête de bonne conscience. Mais la mort n’efface pas les dettes. Et si vous vous demandez ce qu’on dit de vous dans les sous-sols de la terre, je peux vous dire qu’on en entend de belles. Ce suicide inexpliqué de votre fille née avec une cuillère d’argent dans le bec et qui semblait si heureuse ? Et bien elle a avalé la cuillère et la boite de cyanure avec tant elle préférait venir avec nous sucrer les fraises pour les donner aux vers que de voir un jour de plus votre sale face de serpent gavé au dindon. Un dindon farceur la mort. Et vous un dindon piailleur de ce qu’on m’en a dit et ce petit tailleur rose que je vous vois souvent porter me dit la même chose. Tellement jacteuse, voyez-vous que votre fille a préféré le silence éternel. Ce terrible accident de voiture d’un père d’ordinaire si raisonnable et qui ce soir-là roulait à cent cinquante sur une route de campagne? Mais je vais vous l’expliquer moi car il m’a tout dit au creux de l’oreille. Entre morts rien à se cacher. C’est qu’il voulait fuir au plus vite cet affreux diner de famille. Et peut-être que vous avez préféré l’oublier mais l’autopsie a montré qu’il avait presque trois grammes dans le sang. Ce n’est pas rien. Il était doué pour cacher son ébriété mais ce soir-là il était rond comme un ballon et d’ailleurs il était déjà rond avant d’arriver au diner. Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué ça faisait plusieurs années qu’il s’enquillait un bon litron de blanc avant les repas de famille parce que sinon il n’aurait pas eu la force de les supporter sans insulter tout le monde. Il aurait fait une scène aussi scandaleusement mémorable que dans Festen. Il aurait trinqué aux enculés que vous êtes tous dans cette famille de dégénérés. Mais par amour pour ses petits-enfants, encore à peu près vierge des tares familiales mais qui ne tarderaient pas- c’est inévitable- à devenir des petites salopes sournoisement sadiques et manipulatrices, il avait choisi de se taire et de se fendre le crane à table jusqu’à ce qu’un chêne termine le travail et le lui fende pour de bon. Ne croyez pas que les morts vous pardonnent. Ils sont juste soulagés de

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ne plus avoir à vous dire en face la longue liste des griefs qu’ils vous tiennent. Et dans la grande mansuétude qu’accorde le passage de vie à trépas, ils sont maintenant rassurés que vous puissiez continuer à vivre sans trop de tracas. Mais ne vous êtes-vous pas rendu compte que l’arrêt cardiaque de votre femme a eu lieu le jour où elle a enfin réalisé de l’étendue de votre laideur. Oui, elle est mort de surprise, tellement choquée d’avoir pu être aveugle si longtemps que son cœur s’est emballé. Pareil pour la mortelle crise d’épilepsie de votre oncle qui ne fut autre que l’extériorisation sous une forme surprenante de la putain de nervosité que vous lui inspiriez en toute occasion et qu’il a trop longtemps gardé pour lui car il était homme à éviter le conflit. Pareil pour le cancer du poumon de votre frère qui bien sûr fut causé par la cigarette mais si vous aviez fait attention, vous auriez remarqué qu’il ne fumait qu’en votre présence et avec démesure car chacune des bouffées de fumée recrachées étaient un leurre habile pour masquer les soupirs que vos conversations ne manquaient jamais de provoquer chez lui.»

S’ils ne sont pas en train de se plaindre pour un oui pour un non, les morts se moquent les uns des autres :

« Voyez ce vilain parvenu avec sa grosse tombe d’un noir mat immaculée. Ça ne lui a pas suffi de mourir au volant d’un hummer noir, il a fallu qu’on lui fasse une tombe à l’image de sa monture funeste. Un grand bloc de marbre noir cubique avec vitraux fumés. Ajoutez lui des roues, qu’il se croie éternel ! Et ce nom écrit en majuscule, dans des lettres bien larges remplies de feuilles d’or pour que tout le monde le remarque. Va te faire enculer FELIPE NORAMBUENA ! Regarde comme mon mépris infiltre la terre pour venir mouiller la sale boite où tu sommeilles.

Et cet autre là-bas, à deux tombes, est encore plus ridicule. Quelle vulgarité cette photo de lui posée sur la pierre à l’aide de deux petits tréteaux, photo où il est en train de faire cuire une merguez sur un barbecue dans un affreux jardin de pavillon. Ils auraient au moins pu couper l’image à l’endroit où l’on voit le rebord d’une table en formica blanc cassé, où l’en regardant bien on peut voir luire une tâche de graisse parce que ça c’est vraiment déprimant. Est-ce que le type a vraiment demandé à être enterré avec cette photo ? Etait-ce vraiment la dernière image qu’il voulait qu’on garde de lui ? Un petit ventru, dégarni, chemise à carreaux rouges et verts à moitié ouverte sur un étroit torse d’enfant tout glabre, une saucisse plantée sur couteau de cuisine qu’il pointe vers l’objectif et une seconde en train de cramer sur le grill. Chauve

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qui peut ! Est-ce vraiment là l’image d’une vie ? Celle qui doit la résumer ? Je préfère penser à une vengeance mesquine de la part d’un ennemi s’étant introduit dans le cimetière pendant la nuit et que les proches du mort décrocheront cette vilaine image très vite. Moi de toute façon, j’ai toujours été contre les photos sur les tombes. Ça donne à la mort quelque chose d’encore plus déprimant qu’elle ne l’est. »

Si l’idée de relations entre les morts sous terre, chacun coincé entre quatre planches, fait naître dans mon esprit des images plutôt sombres, celles de morts se rencontrant dans les cieux égaye mon humeur. Sans trop de raison j’imagine la mort au ciel comme un espace illimité de loisirs sans fin. Et sans plus de raison j’y imagine principalement des personnes célèbres accomplissant enfin la quête paradoxale de toute vie : le retour en enfance.

Je vois bien Raymond Queneau jouer aux cartes avec Raymond Aron, Raymond Kopa, Raymond Chandler et Raymond Poincaré. Une partie de tarot effrénée avec appel au roi. Raymond aurait préparé une galette de godiveau et c’est Raymond qui aurait la fève. Il prendrait pour reine Raymond et glisserait la fève dans sa main plate. Ils riraient tous comme arons en foire de la coupe (de cheveux) de champion de Raymond. Ils seraient assis sur le pont d’un bateau volant conduit par Raymond Barre, entourés par des animaux de ferme, dont deux veaux, ceux de Raymond et même un rat un peu spécial, toujours le sourire aux lèvres, presque ahuri, Raymond, le rat des gais. Ils boiraient un excellent alcool de poire dont la cave de Raymond recèle. Seul dans le fond de la cabine, Raymond ferait du boudon et l’on verrait passer dans un vrombissement le puissant carver de Raymond.

Debout sur un stratus des plus classiques, Lucky Luciano et Jules Bonnot jouent un jeu de fléchettes indolore avec pour cible les fesses rebondies d’Ava Gardner. Gloussant à chaque petite piqure, elle relève simplement sa jupe de bergère et offre aux regards de quelques spectateurs désintéressés une lune bien pleine. Les règles du jeu ont été pour l’occasion quelque peu simplifiées : cinq points pour le bas du dos, dix points pour la fesse droite, vingt points pour la fesse gauche et cinquante pour le contour de la rondelle et cent si l’on parvient à atteindre le centre de l’olive. Les lancers nonchalants des deux joueurs sont accompagnés d’un solo de saxo discret de John Coltrane, assis un peu plus loin sur un banc de mousse. Ils bavardent sporadiquement, échangeant à voix-basse quelques informations sur les mœurs

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criminelles de leurs époques respectives.

Un peu plus haut dans la mésosphère, sur un fin nuage noctulescent a lieu une partie de dames un peu particulière car dans les cieux les dames se joueraient avec de vraies dames. On se serait pour l’occasion octroyé les services d’une Jospéhine Baker ou d’une Arletty et même des deux, que l’on avancerait de case en case. Et la partie opposerait également de vraies dames, ce que l’on entend par dames au sens de naturellement élégante et classieuses, disons Romy Schneider et Lauren Bacall, avançant savamment leurs pions humains. Et peut-être même qu’en cours de partie, les rôles s’inverseraient et que les joueuses deviendraient les jouées. Je les imagine assises dans l’herbe, au bord d’un canal médiéval, au pied d’un immense saule pleureur dont les branches tomberaient si bas qu’elles seraient aussi les racines. Pas loin, tellement illuminé qu’on le croirait drogué, Pierre Brasseur fait des sauts de cabri dans des fourrés en déclamant des poèmes méconnus de Jules Laforgue. Afin que les joueuses ne manquent de rien, Sacha Distel, se charge gaiement de la cueillette dans les arbres fruitiers alentours.

Alertées par un bruit de feuilles, les quatre femmes détournent brièvement leur regard du plateau et aperçoivent Sid Vicious, torse nu comme souvent, en train de faire le gibbon dans l’arbre. Il s’enroule autour du tronc avec beaucoup de facilité et atteint les premières branches solides. Elles le perdent de vue lorsqu’il pénètre dans les feuillages touffus et savent qu’il ne redescendra pas avant plusieurs jours. Là-haut, plusieurs milliers de mètres plus haut, le sommet a la forme d’un chapeau haut-de-forme et c’est cet endroit qu’il cherche à atteindre. Le tronc s’y sépare en trois longues bûches : l’une qui continue son chemin vers la cime, les deux autres se déclinant perpendiculairement à droite et à gauche du tronc central et sont tellement large qu’il serait fou de les nommer encore branches. Cinquante personnes pourraient facilement s’y allonger. Si Sid paraît si pressé d’atteindre le sommet c’est qu’il va y rejoindre des amis installés là-haut depuis longtemps maintenant. Syd Barrett, Brian Jones, Ian Curtis, Nick Drake, Frank Zappa, Tom Waits. S’y déroulent des bœufs d’une cacophonie étrangement mélodique où les voix au lieu de se heurter et de se repousser chacune dans leur gorge respective semblent vouloir communier vers une seule voix, peut-être celle de Neil Young. On fait des bœufs et on mange des bœufs, ramenés là on ne sait trop comment, à dos d’oiseaux probablement. Des bœufs éternels dans lesquels on croque un peu partout et dont les membres repoussent dans la foulée. Il pourrait d’ailleurs très bien n’y avoir qu’un bœuf et

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si l’on en a fait monter plusieurs c’est uniquement pour qu’ils se tiennent compagnie.

A quelques paradis d’ici, sur un nuage très plat, s’étend une vaste cour de récréation où quelques enfants attardés ressuscitent des ambiances d’âge tendre. Ce vieux barbu d’Euclide tape des grands sprints dans les airs en laissant derrière lui une trainée de vapeur à la flash gordon. Il court comme un débile en poussant des jabotements de pingouin et lève les bras tous les cent mètres bien que ne faisant la course avec personne.  Il a la même barbe que dieu mais il sait maintenant que dieu n’existe pas, qu’il n’y a que le ciel à perte de vue.

Carl Schmidt, ce gros schmitteur comme on disait dans mon collège, reconverti en commercial pour les cuisines Schmitt, passerait de groupe en groupe en racontant des bobards à tout le monde et, par tendresse, on ferait semblant de le croire. Cette attention-whore des bacs à sable ferait courir des rumeurs du genre Leslie Nielsen aurait embrassé Groucho Marx dans les toilettes des filles.

Un peu plus loin, sur un parcours dessiné par Charly Gaul, on assisterait à un jeu de billes entre Marc Chagall et Man Ray qui, comme des gamins, s’échangeraient leurs calots, boulards et mammouths voire maxi-mammouths avec une connaissance inquiétante de la typologie des billes. Raoul Haussmann les attendrait à la fin du parcours pour procéder avec celui qui acceptera à un échange de billes, faisant valoir à son avantage son impressionnante collection de « galaxies », le modèle le plus prisé.

Sur un nuage de sable, le solitaire Théophile Gautier fait du cerf-volant. Comme l’on est au ciel, tout est possible, et Théo fait voler un véritable cerf, un cerf massif mais incompréhensiblement léger. La chose l’amuse beaucoup.

Sur un très haut cirrus, à des hauteurs que tous ne peuvent pas atteindre, se déroule une excitante partie de pétanque en doublette, une affaire de bons vivants. D’un côté, bien sûr, Marcello Mastroianni et Michel Piccoli, de l’autre, formant un duo plus inattendu, François Rabelais et Claude Piéplu. Même Nerval aurait repris des couleurs et, entre deux gorgées d’un poison rendu inoffensif par l’infini, répète, ému, que des amis dans leur genre, il en a attendu toute sa vie puis une bonne partie de sa mort et que si l’on a dit qu’il avait voulu « délier son âme dans la rue la plus noire » il n’avait en fait jamais souhaité autre chose que de se retrouver sur le terrain de pétanque le plus blanc.

On lance les boules sans presque regarder où l’on vise, la tête tournée vers Curnonsky qui raconte des souvenirs de tournois de village en préparant de drôles de grillades d’animaux

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disparus, et lorsque l’on se retourne les boules autour du cochonnet dessinent les contours d’un univers métallique réfléchissant. Etonnés par cette beauté aléatoire, tous s’approchent puis pour mieux admirer, s’agenouillent et voient la rondeur de leurs faces se refléter dans la rondeur des boules puis se penchent encore comme aimantés par ce miroir reformant, arrondissant les derniers résidus d’angles dont même la mort ne les avait pas encore débarrassés. Enfin, il s’allongent sereinement, chacun se lovant autour d’une boule et s’endorment les uns contre les autres. 

Comme si la mort n’était jamais passée par là, George Perec continue ses mots fléchés, allongé dans son bain pendant que, dans la même pièce, Darry Cowl occupe silencieusement  le trône et qu’adossé à la baignoire, Jean-Louis Barrault raconte de très vieilles énigmes auxquelles Pérec ne prête qu’une attention modérée. Au-dessus du lavabo, Roy Orbison se coupe les ongles puis les pile avec le manche du coupe-ongle et mange le cérumen ou même, de temps en temps, le dépose dans le creux de son pouce et le prise. Enfin, assis entre deux placards de salle de bain, André Pousse regarde pousser sa corne.

James Joyce et Toulouse Lautrec s’envoient des grandes parties de 421 et en s’enquillant sans ciller une absinthe d’autrefois. Derrière le comptoir, un chiffon à la taille et un autre dans les cheveux, Michel Simon, joue un inconfortable rôle de vahiné. Il remue maladroitement son corps tanké où la délimitation entre les hanches et la sous-ventrière a disparu. Une ambiance grand-guignolesque s’empare du lieu.

A peine la première salve de rires éteinte, il en déclenche une seconde en fredonnant une mauvaise chanson de Céline : « mais la question qui m’tracasse, en te r’gardant : est-ce que tu s’ras plus dégueulasse mort que vivant ? », répétant ce refrain en montant chaque fois d’une octave, le doigt pointé successivement sur chacun des occupants de la salle. Puis, feignant de découvrir la grosse bouille de Bernard Blier, seul à une table, arrête soudainement sa chorégraphie et entame « L’eau à la bouche » en le dévisageant avec un air de jeune fille.

Dans des auto-tamponneuses débridées avec pots d’échappement non homologués, Jean Jacques Rousseau et le Douanier Rousseau- désormais affecté à la douane volante- se percutent gaiement sur un circuit psychédélique, fluo, lollipopé, délimité par d’immenses panneaux en kaléidoscopes aux motifs floraux et tout ce qu’on voudra pour faire tourner en bourrique, faire tourner les yeux dans les orbites, la langue sept fois sept fois dans leur bouche, puis le cerveau dans sa boîte, faire tourner, enfin, sur eux-mêmes les corps coincés

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dans leurs appendices de taule dans de grandes danses de derviches à quatre roues motrices. Danses qui tournent court quand le pot prend feu et qu’on se retrouve, bien embêté, à tourner autour du pot pour arrêter l’incendie.

Libérés de leurs véhicules diaboliques, le douanier et le promeneur -devenus amis un peu plus tôt quand Rousseau a arrêté Rousseau à la suite d’un absurde contrôle routier où il lui fût reproché d’avoir traversé sans autorisation une frontière imaginaire-, s’en vont goûter à d’autres divertissements. Ils croisent William Burroughs qui se met des grands trips sous acides dans des rollers coasters interminables, dans des toboggans de nuages beaucoup plus dangereux que ceux des parcs d’attraction mais dont il est impossible de tomber.

Assis sur le rebord d’un nuage, les pieds dans le vide, Richard Brautighan s’adonnerait à une discipline inédite sur terre : la pêche aux oiseaux, mais des oiseaux inconnus de l’homme, volant beaucoup trop haut, là où volent les morts. Ou bien des oiseaux légendaires comme Eleckthor, Sulfura et Artikodin ou Thorondor le roi des aigles chez Tolkien, le phénix fumseck, le plus majestueux de tous, maître corbeau qui n’aurait pas gardé de rancune, Calimero la parano qui serait rassuré par Lago, perroquet éduqué, qui aurait su dépasser sa condition, Bip-bip le taquin, et même quelques canards s’étant difficilement trainés jusqu’ici et ayant gagné leur place au ciel : toute la famille duck : Daffy, Donald etc.

Au milieu de tout ça, je vois mon ami Adrien se dorer les miches au soleil, allongé sur un petit nuage, tout nu, seulement vêtu d’une paire de soleil Vuarnet. Et le petit nuage serait suffisamment incliné pour pouvoir bouquiner s’il le souhaite, relire pour la dixième fois le seigneur des porcheries de Tristan Egolf. Encore mieux, ayant retrouvé une raison de vivre pour l’éternité, Egolf serait assis à côté de lui, en tailleur, et lui réciterait lui-même son texte, livre audio incarné. Et Adrien se ferait passer de la crème sur le corps par Katharine et Audrey Hepburn, seulement homonymes à la vie mais enfin sœurs au paradis, ne serait-ce que sœurs de crème solaire. Elles seraient habillées de bikinis d’époque et le masseraient lascivement mais il ne banderait pas, sachant ce plaisir réservé pour plus tard et aussi pour toujours, profitant simplement du contact doux des doigts sur ses côtes et de la voix d’une douceur différente d’Egolf le conteur.