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Ce soir là, Romain sait qu’il va craquer. Il a assez pris sur lui. Soit il implose, soit il explose. Il sait qu’imploser lui serait fatal.
Il est silencieux et agite nerveusement sa jambe sur un rythme de musique qui n’existe pas ; le regard absorbé, le cou tendu et la bouche crispée. Autour de lui : du bruit ; l’agitation ambiante d’un café à 19h. Il est à L’Absolu dans le 17
ème. Ce café, il va le fumer, le détruire.
Romain a 29 ans ; brun, barbu ; du caractère dans le visage. Il se sait plutôt pas mal, sans plus. Il s’en fout.
Il boit son troisième café de la journée et attend son rendez-vous qui n’arrive pas. Il sait qu’elle sera en retard. Les retards, il en a l’habitude puisque tout le monde est en retard.
Lui, ne sait pas être en retard. Il aurait aimé. Il a même essayé. Il n’y est pas arrivé.
Attendre ne l’embête pas plus que ça puisque c’est comme ça. Où qu’il aille, il attend : il attend la bonne heure pour se rendre au travail, il attend aux feux ; il attend les directives de son patron sur tel ou tel article, les critiques, les encouragements ; il attend son collègue pour aller manger, il attend sa commande au restau ; il attend le prochain match de Manchester United, il attend.
Il attend et il a l’impression de se faire baiser par tout un tas de connards. Il ne sait pas très bien qui mais il a l’impression que le monde s’est arrangé pour le foutre en rogne. Il regarde les enculés de la table à coté rigoler et les imite mentalement mais mal en faisant une grimace du genre « ca y’est t’es content fils de pute ». Il espère secrètement qu’un d’eux le bousculera pour se donner une raison de se foutre sur la gueule. Il s’imagine déjà une scène de baston bien moche avec tesson de bouteille de bière et chaises cassées. Il se les ferait tous un par un et sortirait dans un silence palpable de clients priant pour qu’il ne s’en prenne pas à eux.
Il sort son Iphone et fait défiler son actualité Facebook. La page de Manchester United indique que le club joue contre Leicester ce week-end et, ce qui aurait dû être un match facile la saison dernière, ressemble à une autre désillusion cette année. Mourinho a foutu une ambiance de merde dans les vestiaires, Sanchez devrait jouer en League One, De Gea a laissé ses gants en Russie et n’est pas aidé par un Phil Jones qui se place de plus en plus mal. Puis, il pense à Manchester City, le grand rival, qui continue sur sa lancée de la saison passée et qui ne perd toujours pas. Même contre Liverpool, match nul. Il les déteste autant que Liverpool et ces deux putains de clubs sont en tête du championnat. Cinq ans sans gagner la ligue. Le championnat s’est renforcé mais c’est surtout ces enculés de qataris de City qui ont assez d’argent pour racheter tous les clubs de Premier League et qui n’auraient aucun mal à passer le fair-play financier qui le rend fou. Lui, au moins, il supporte un vrai club, avec une vraie histoire et une vraie éthique.
Il s’imagine au stade dans un match de derby : City contre les Reds Devil. Le match commence mal. Dès la 8ème : un Mata un peu brouillon sur ses appuis au milieu, une bonne passe de Silva en profondeur sur l’aile droite, un bon contrôle de Sterling qui rend en profondeur en une touche de balle à Aguero qui trompe De Gea sans mal. Les supporters de City exultent et provoquent United en mimant une branlette et en lançant des insultes de « wankers ».
Les joueurs de Man U se regardent perdus et la caméra zoom sur Pogba qui rappelle ses équipiers à l’ordre en faisant des signes avec les bras disant « on se calme, on reste concentré, on a encore 80 minutes ».
Les dix prochaines minutes sont lentes mais importantes. Avec patience, Man U reprend la possession et commence à gagner ses duels aériens. Martial tente un tir de loin qui passe juste au dessus de la barre d’Ederson. Première frappe du match encourageante.
L’équipe met de plus en plus d’intensité mais la défense de City est bien regroupée derrière ; Fernandinho joue de son expérience et fait mal au milieu.
A la mi-temps, City mène d’un but à zéro.

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Au retour des vestiaires, City commence la deuxième mi-temps comme ils avaient commencé la première en mettant une pression monstre aux défenseurs de United. Young est pris de vitesse une nouvelle fois par Sterling mais Smalling anticipe sa passe qu’il dégage en corner. Un corner mal tiré et dégagé par Pogba. Rashford intercepte, décale à Martial qui lui rend, il repasse derrière à Mata qui redécale à Pogba ; feinte de frappe à l’entrée de la surface, petite balle en profondeur à gauche ; Martial a flairé la passe et vient couper la trajectoire du ballon en le giflant du droit à ras de terre, second poteau. 1-1. Romain est en feu.
Le match prend une autre dimension et les vingt minutes qui suivent sont intenables. Les équipes sont moins bien placées et des espaces se créent. Les gardiens font le boulot et à la 85
ème il semble que le résultat ne bougera plus. Mourinho fait un dernier changement. Mata est remplacé par Fellaini. Chez les supporters de United on croit au miracle : de nombreuses fois, Fellaini a fait la différence dans les dernières minutes de la tête. 90ème +1 : corner de United. Sûrement le dernier de la rencontre. Kompany est monté sur Fellaini. Le ballon est tiré deuxième poteau. Fellaini a pris une bonne course d’élan dans le bon timing, il est plus haut que Kompany. Sa tête touche le ballon. La moitié des supporters se lèvent. Arrêt d’Ederson mais la balle est renvoyée dans les pieds de Jones qui lâche une frappe surpuissante comme il n’en a jamais tiré et comme il n’en tirera plus jamais. Un putain de but en pleine lucarne droite. L’Etihad stadium s’effondre. Les Red Devils sont fous et Manchester est rouge.
Romain salive à cette idée et s’allume une cigarette qu’il tire rageusement. Ces fils de pute de City n’ont qu’à bien se tenir.
Il regarde l’heure et se dit que si à 45 elle n’est pas là, il se casse et qu’elle peut aller bien se faire enculer pour le revoir. Il imagine son cul et ça lui donne envie de lui mettre une bonne correction. Ce qu’il a vu en photos lui semblait bien appétissant et il s’est déjà fait de nombreux films plus ou moins sales selon ses humeurs ; sûrement plus que moins. Il l’imagine arriver et être cash « je ne veux pas entendre tes excuses de merde, soit tu me suis chez moi tout de suite, soit tu te casses » et elle de le suivre apeurée mais excitée ; se collant à lui et commençant à le branler dans l’ascenseur. Ensuite, il lui ouvrirait la gueule et mettrait sa grosse langue dedans en la déshabillant dans l’entrée ; elle aurait un chemisier et une jupe parce qu’elle rentrerait du travail et il la plaquerait contre le mur et la prendrait en levrette dans un quicky intense. Il lui demanderait enfin de se casser en lui gueulant qu’il ne veut plus jamais la revoir et elle le supplierait à genoux en lui disant qu’elle n’a jamais autant joui et qu’elle ferait tout pour sucer sa grosse bite juste une fois. Il dirait « d’accord » et lui mettrait son chibre revigoré en lui tenant la tête bien fort pour qu’elle s’étouffe avec.
Romain bande et se dit qu’il faudrait qu’il se vide maintenant, tout de suite ; qu’attendre, toujours attendre, putain, c’est pas possible. Personne ne l’attend jamais.
Et quand elle va arriver, il va devoir faire des efforts, se tenir, la faire rire. Et enfin, peut être, à la fin de la soirée, la fourrer un coup.
Il est 45 et il se dit qu’il a quand même très envie de la voir. Il se donne jusqu’à 20h. Il s’allume une cigarette et regarde l’heure qu’il espère voir défiler vite. Les mecs de la table d’à côté se sont barrés et le calme s’est installé dans le fumoir. Seuls la machine à café, les ventilateurs et quelques mots plus hauts que d’autres se font entendre. Les voitures, dehors se font moins pressantes et la nuit est bien installée.
Il se sent tout dégonflé d’un coup. Comme si son bouillonnement intérieur avait été dû à l’activité ambiante.

Ce soir-là, Romain ne va pas craquer. Peut-être même qu’il ne verra pas Louise. Elle doit être coincée quelque part. Il ne sait pas s’il l’attendra encore.
Elle, ne l’aurait peut être pas attendu. Personne ne l’attend jamais.

 

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Vendredi soir inachevé pour chiens en chaleur

Cela faisait déjà quelques centaines heures que j’errais au hasard sur les routes de Provence à bord d’une vieille Fiat rouge un peu dure, quand je décidai qu’il était temps de reprendre le fil des jours.

Il me fallait arrêter de prendre les mardis pour des jeudis, arrêter de croire que nous étions samedi matin quand nous étions dimanche soir et surtout, surtout tout mettre en œuvre pour ne pas oublier l’endroit où je devais être le prochain vendredi soir. La semaine qui devait y conduire débuta par un lundi. Je m’en souviens très bien puisqu’elle débuta le jour-même où j’avais décidé de me remettre à m’intéresser au jour qu’il était.

Ce que j’ai fait cette semaine-là a peut-être une importance mais je ne saurai encore dire laquelle. Si elle en a une, ce fut sûrement de faire de moi un citoyen un peu moins ignorant de la géographie du Sud-Est de la France. Car bien décidé à mettre des noms sur les villes comme je le faisais pour les jours de la semaine, je m’évertuais à noter dans un carnet tous les lieux par lesquels je passais. Mon itinéraire n’avait rien d’anticipé. Je faisais rouler la vieille Fiat dégueulasse d’un village à un autre au gré des affiches et des flyers que je croisais sur mon passage. C’était une époque où je peux dire sans mentir qu’aucune contrainte ne pesait sur moi. J’avais vendu l’essentiel de mon patrimoine électroménager pour m’offrir les services de cette petite merde de Fiat rouge et le confort de quelques mois d’argent en liquide.

Mais cela est accessoire. Le seul endroit où je devais impérativement me rendre, le seul endroit dans le Sud de cette bien grande France où l’on m’attendait était un minuscule village du contrefort des Cévennes, appelé Monbled ou Monoblet ou je ne sais quel autre sobriquet régionaliste. Je devais y être un vendredi soir et c’est dans une Fiat rouge immonde qu’il m’incombait de faire le chemin qui m’y mènerait. Allait s’y dérouler une fête de village dont on ne m’avait pas dit grand-chose.

Mais avant cela, il me restait, à partir du lundi où j’avais pris la décision- si cette expression abstraite peut qualifier l’attitude nouvelle que je m’entêtais à adopter -, de recouvrer mes esprits, une énième semaine de cinq jours à vivre ou peut-être à tuer, en tout cas à occuper de la manière la plus à même de m’éloigner de cette Fiat rouge même si elle fut en fait à la fois mon bourreau et le véhicule de quelques heureuses démences. C’est une semaine que je passai en grande partie à manger et à déambuler.

Si l’on voulait raconter ces journées dans l’ordre sans trop se préoccuper de chronologie, c’est ainsi qu’il faudrait les retracer : j’ai entamé la journée du lundi par un moment de joie pure. C’est en Fiat qu’il eut lieu. Il prit la forme d’une course d’automobile avec un inconnu sur l’autoroute qui rejoint le massif de la Sainte Baume depuis Marseille. Alors que je dépassais un 4×4 se déplaçant poussivement sur la voie du milieu, le père de famille qui le conduisait, jetant un œil à mon épave, refusa de me laisser passer. Cet homme avait des cheveux gris bien peignés, la face ronde d’un homme bien nourri et possédait une chemise en lin bleu qu’il portait pour conduire. Nous étions déjà à 150 kilomètres/ heures et ses enfants étaient assis à l’arrière et je trouvais tout ça très très con et je me mis à hurler de joie en frappant les volant de mes poings tout en continuant à appuyer sur l’accélérateur jusqu’à sentir le point dur contre la pointe de mon pied. Nous avons tenu le face à face pendant une bonne et longue et heureuse trentaine de secondes, nous jetant mutuellement des coups d’œil furtifs avec sur le bas du visage un sourire carnassier. Je pouvais voir cet homme aussi débile que moi, sûrement plus débile encore, parler à ses enfants tout en se concentrant sur la route et je m’imaginais qu’il leur inculquait avec des mots rugueux les valeurs viriles des pilotes du Sud-Est. Et puis à 210 km/h, non pas moi mais ma vaillante Fiat plafonna et se soumit à ce gros engin qu’elle avait trop longtemps défié. Je me rangeai sagement sur la file de droite en songeant à ce sympathique fils de pute qui devait exulter.

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Plus tard, dans un vide-grenier à Correns, j’ai acheté sans vraiment de raison un bougeoir en fer plutôt vilain. Je ne possédais aucune bougie, comme la plupart des gens chez qui l’électricité fonctionne. Quelques minutes après l’avoir acheté, je l’ai discrètement reposé sur le stand de quelqu’un d’autre. J’ai investi dans un service de coutellerie au manche en ébène ainsi que dans une couteau à pain au manche en patte de chevreuil. Animal sur animal

À l’occasion de cet événement populaire, le café du village avait installé un grand comptoir noir, rectangulaire et laid, directement sur la rue. Quand j’y suis passé, vers 16h, toute l’équipe de serveurs, qui, je crois, faisaient partie de la même grande famille, était cuite au vin blanc. C’étaient des gens bavards et taquins et l’un d’entre eux, peut-être le cadet parvint à me faire miroiter une grande fête religieuse organisée le soir-même par Muriel Robin. Quand je compris qu’il me faisait marcher, j’ai avalé mon allongé en vitesse puis suis remonté avec dégoût dans ma Fiat qui puait déjà la Fiat.

Le soir de ce lundi, à Cotignac, une tablée de femmes de tous âges relate une esclandre récente qui les a opposé au maire du village. Je les écoute en feignant de relire cent fois le programme d’une « soirée en blanc » dont je réalise au bout d’un moment qu’elle a déjà eu lieu. Cet homme en fonction depuis quarante ans est un ancien notaire que tout le monde appelle maître, ce que je trouve légèrement féodal. L’une de ces femmes, une quadragénaire à l’allure de beatnik enrichie raconte que cet homme violent lui a récemment attrapé le coude en alpaguant un policier : « dégagez-moi cette canaille ». Je crois que cela a eu lieu lors d’un rassemblement de militants écologistes. La femme raconte ensuite que quelques jours plus tard, après avoir bien bu, elle a débarqué seule en bas de la fenêtre du maire et crié à plusieurs reprises « nique ta mère le maire ». Je fronce les sourcils et plisse les lèvres avec gène.

À la table derrière moi, un homme que je ne vois pas ne cesse de répéter « Notre-Dame des Glandes ouais » et je commence à comprendre que des fractures idéologiques tiraillent ce village.

J’engage ensuite la conversation avec une femme sympathique et plus âgée. J’apprends qu’elle s’appelle Marinette et qu’elle fête le jour-même son soixante dix-huitième anniversaire. Elle rayonne et semble très en forme pour son âge. Elle enchaîne les Suze en répétant « on n’a pas tous les jours soixante dix-huit ans », ce qui me semble irréfutable. Quand vient l’heure de dîner, malgré son ébriété avancée, elle refuse qu’on la raccompagne chez elle. Je comprends que c’est parce qu’elle rentre à pieds.

J’ai mangé une énorme part de daube de sanglier dans mon coin en me faisant taper dessus par un rouquin, un pichet de rouquin. Puis j’ai passé la fin de la soirée en compagnie d’un ancien jockey et d’un marin qui n’aimait pas la mer. L’ancien jockey avait passé sa jeunesse à courir des longues distances dans différents déserts, principalement à Dubaï. Quant au marin, il était évidemment breton. Il a dit à plusieurs reprises qu’au milieu de l’eau on se faisait bien chier. Ses moments favoris étaient ceux de grande tempête où il était coincé au port pendant des jours et n’avait pas à naviguer. C’était un ancien chef mécano qui répétait souvent la taille et le prix des bateau sur lesquels il avait travaillé pour que l’on comprenne bien les responsabilités qui lui revenaient. Il nous a parlé des formations en psychologie qu’il avait dû faire pour gérer les bagarres générales fréquentes sur les bateaux de croisière. Il nous a parlé des différentes îles sur lesquelles il avait travaillé et du caractère accueillant des îliens, exceptés les Corses qui n’avaient cessé de le duper, de lui faire des vacheries, de favoriser les leurs. Il n’a pas été plus précis sur ce sujet. Il nous a parlé avec malice de ce qu’il appelait les PEV, les putains d’enculés de voileux. Il nous a raconté qu’à chaque fois qu’il lui arrivait d’en rencontrer un au bar et que celui-ci fanfaronnait sur ses aventures, il lui demandait : « Mais toi tu as fait le Cap Horn ? ».  À tous les coups, le PEV répondait non d’un air gêné sans songer à lui retourner la question, lui qui n’y avait jamais été non plus. Il nous a parlé de la manœuvre héroïque qu’avait réalisé la capitaine du Costa Concordia et nous a assuré que si soixante-cinq personnes étaient décédé, cette manœuvre avait permis d’en sauver mille deux cent. Je n’ai pas bien compris pourquoi.

Avant d’aller dormir sous ma tente au bord d’une rivière dont je ne me rappelle plus le nom, j’ai fait le tour d’un rond-point avec ma Fiat. J’ai tourné, je crois, dix-huit fois. Cela m’a beaucoup amusé puis beaucoup écoeuré. J’ai attendu d’atteindre la rivière pour vomir dedans.

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Le mardi, j’ai passé du temps dans une fête foraine fermée. J’ai mangé en marchant une pizza napolitaine. Je n’avais pas d’eau sur moi et par conséquent j’ai fini avec la bouche complètement sèche. Les camions et les caravanes étaient cadenassées. Quand personne ne me regardait, j’ai essayé de forcer certain d’entre eux pour voir ce qu’il y avait dedans. Je n’ai pas réussi.

Ensuite j’ai roulé longtemps à vitesse réduite sur des routes de campagnes, traversant de temps à autres des villages qui ne me disaient rien qui vaille. Je scrutais sur mon chemin toutes les affichettes collées à des panonceaux ou sur les poteaux des panneaux de circulation, à la recherche d’un divertissement potentiel. Dans le village désert de Salernes, j’ai surpris un jeune homme en train d’aboyer seul sur le parvis d’une Église. Je dis que je l’ai surpris même si au fond c’est lui qui m’a surpris puisque j’ai d’abord cru à la présence d’un chien errant. J’ai réfléchi à la nuance entre les verbes surprendre et étonné, je me suis demandé lequel convenait le mieux à cette situation. Et je me suis souvenu d’une discussion avec un vieux professeur qui un jour m’avait repris en m’expliquant la distinction entre les deux par cette formule simple et tragi-comique : « j’ai été étonné quand je vous ai surpris avec ma femme ».

Au volant, j’ai eu un certain nombre de comportements légèrement erratiques que je minimisais avec beaucoup de mauvaise foi en prétendant qu’ils n’étaient pas entièrement de ma faute. Alors que je voulais me rendre au village perché d’Aiguines et que le GPS qui me parlait commençait à me taper sur les nerfs à peu près autant que ma Fiat boudeuse, je freinai subitement sur une nationale à 80 km/h pour prendre une route à droite alors que le GPS m’avait pourtant sommé de prendre à gauche. Ce qui provoqua un irritant concert de klaxons auquel je répondis par de grands doigts d’honneur tout en fonçant sur la route que je ne devais pas prendre. Intérieurement, je bouillais contre ce GPS qui m’avait dit trop tard de prendre à gauche et d’ailleurs quelle gauche.

Sur la route d’Aiguines, mon GPS dont je ne pouvais malgré tout pas me passer semblait prendre plaisir à me tourmenter en ne me faisant passer que par des rues minuscules, ultra-pentues et parfois à me traîner dans des cul-de-sac ou des propriétés privées. Ce que je redoutais se produisit : dans une de ces montées impossibles, je finis par croiser une voiture qui descendait la pente quand moi je la montais. Il n’y avait pas la place pour deux et la conductrice me fit signe d’attendre pendant qu’elle reculait. Je dus arrêter la voiture quelques instants. J’ai calé en redémarrant. Puis j’ai redémarré et calé une seconde fois. Puis une troisième et cette fois j’ai oublié de tirer le frein à main et la voiture à commencé à reculer dangereusement. J’ai ensuite essayé la technique du démarrage en côte avec main sur le frein à mains mais j’ai calé à nouveau, la panique qui s’emparait de moi m’empêchant de trouver le point de patinage. En sueur dans l’habitacle, j’ai pris une grande respiration puis je suis sorti de la voiture en détalant, laissant la conductrice qui me faisait face se démerder. Je me suis caché derrière un arbre et je l’ai regardé descendre la côte au ralenti en essayant de frôler le moins possible ma saloperie de Fiat. Elle ne put empêche de percuter mon rétro ne raya pas la voiture. Une fois qu’elle était loin, je suis retourné à ma voiture et ai réussi mon démarrage en côte sans problème. Une chanson interminable de Noir Désir, une collaboration avec Brigitte Fontaine où elle et Bertrand Cantat délirent à tour de rôle sur le thème de l’Europe m’accompagna jusqu’à Aiguines.

Arrivé à Aiguines, j’ai à nouveau paniqué en essayant de faire un créneau alors que j’avais pourtant une place immense pour réussir ma manœuvre. J’ai abdiqué à la première difficulté et été me garer dans un champ.

Assis à un café d’Aiguines, je me suis calmé en regardant un enfant ramasser dans une fontaine les pièces que les superstitieux de mon genre jettent le dos tourné en espérant voir leurs souhaits se réaliser. Le soir, après avoir mangé une entrecôte accompagnée d’un sandwich à la rosette, j’ai été me réfugier dans un gîte tenue par une femme austère. Je me suis endormi tard en regardant sur mon téléphone des comparatifs de radiateurs, ce qui me fit dire que mon appartement en ville devait commencer à me manquer. Je me suis réveillé au milieu de la nuit. Une vidéo tournait : il s’agissait d’un présentateur télévisé autrefois célèbre, Jamy de C’est pas sorcier, qui vantait les mérites d’une marque de radiateurs innovante. La vidéo durait treize minutes. Je l’ai regardé jusqu’à son terme puis me suis rendormi.

Le mercredi, j’ ai roulé sur une route tortueuse et escarpée, une route qui longe la Corniche Sublime, celle qui domine le Verdon. Les falaises en face de moi faisaient bien six cent mètres. Je m’arrêtais toutes les dix minutes pour admirer les points de vue et je me fis la réflexion que c’était peut-être mon premier plaisir sain et gratuit depuis plusieurs semaines. Ma Fiat rouge semblait elle aussi se délecter du paysage car elle ronronnait avec une quiétude que je ne lui avais jusqu’ici jamais connu.

À Moustiers Sainte Marie, j’ai été pris d’un léger malaise agoraphobe en me débattant entre les milliers de touristes que la ville dégueulait de toute part. Ils étaient pourtant élégants et sentaient bon. Je me suis réfugié dans une Église comme j’avais pris l’habitude de le faire dès que je me sentais un peu oppressé. Je n’étais pas croyant et comme beaucoup d’impies, j’alternais entre des phases où je prétendais à tout va que « j’aimerais bien croire en Dieu, crois-moi, ma vie serait bien plus commode si comme toi j’étais capable de vivre dans l’insouciance»- je tenais ce discours même à des personnes qui n’étaient pas croyantes-, et d’autres phases où je pestais, dans des contextes souvent inappropriés, contre cette cochonnerie de culpabilité judéo-chrétienne islamo-hindouiste, peu importe, qui me tenaillait depuis l’enfance même sans avoir eu d’éducation religieuse, je fulminais contre l’idiotie crasse de ces textes (que je n’avais pas lus) écrits à une époque d’ignorance primitive que des hommes frustrés (que je ne connaissais pas) et vaguement plus intelligents que d’autres s’approprient pour camoufler des manigances visant très prosaïquement à l’assujettissement d’autrui, je vitupérais contre les comportements presque toujours oppressifs qui découlaient de ces lectures, je blasphémais à tours de bras, je brocardais les attitudes prédatrices des élites religieuses qui amenaient à eux, par une rhétorique fumeuse et déresponsabilisante, les plus crédules de mes congénères, je tenais des discours laïcards fondés sur une histoire que je connaissais mal, je soutenais que si les religions avaient eu pour fondements le jeu, la danse et le sexe, on se ferait quand même moins chier, j’accordais parfois aux grands monothéismes des vertus de régulation sociale et de réalisation personnelle à travers une appartenance communautaire forte et structurée. Je disais tout cela sans trop savoir ce que j’étais en train de raconter car quand il m’arrivait de soliloquer ainsi c’était souvent le signe que j’allais pleurer ensuite.

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Tout cet embrouillamini me passait à nouveau par la tête alors que j’étais assis sur un banc de messe en train de réciter des Notre Père sans m’en rendre compte. Quoiqu’il en soit, même un athée de ma trempe ne pouvait ignorer que les Églises renferment la température idéale, l’odeur idoine et le silence suffisant pour s’endormir et c’est pourquoi j’y passais généralement plus de temps que ce que j’aurais aimé.

Celle-ci en l’occurrence était plutôt banal mais je fus très amusé en découvrant sur un cartel à l’entrée qu’il existait une application sobrement appelée LaQuête et qui devait servir à la collecte de dons. Jusqu’à ce jour, je n’ai pas succombé à la tentation de l’installer. En sortant de l’Eglise, j’ai remarqué qu’une femme volait quelques cierges. J’ai repensé au bougeoir que j’avais finalement abandonné et au fait qu’il aurait pu servir à cette femme.

Le soir j’ai mangé probablement le dîner le plus ignoble de ma vie sous la forme d’une pizza mal cuite à la crème fraîche froide et au Camembert en partie moisie, accompagnée d’une salade poulet-chèvre, deux ingrédients qui n’avaient rien à faire l’un avec l’autre. Quant à ce qui était censé être de la salade, elle devait avoir été discrètement échangée pour des morceaux de Kraft bien croquants mais mal assaisonnés. Heureusement, la serveuse était une personne exquise. Cela eut lieu dans la ville d’Esparran.

Le matin du Jeudi, je me réveillais courbaturé après avoir passé la nuit au grand air au bord du lac d’Esparran. J’ai passé plusieurs heures les pieds dans l’eau en attendant que le soleil chauffe suffisamment pour me baigner. Ensuite j’ai barboté encore un long moment, jusqu’à ce que débarquent deux couples sur des canoës et qu’ils prennent leur quartier à l’endroit que je m’étais choisi pour ne rien faire. Je compris vite qu’ils étaient normand à la faveur d’une référence à peine voilée à un café associatif situé à la sortie de Bernay, un lieu appelé Trace et qui m’avait toujours intrigué car aussi loin que je me souvienne, il avait toujours été fermé. Les deux normandes étaient très discrètes. Quant aux garçons, ce n’étaient pas des grandes gueules non plus. Ils semblaient beaucoup apprécier les véhicules motorisés et ont longtemps parlé avec admiration du « garage à Lavigne », visiblement un notable prospère du pays d’Auge attenant, qui possédait outre un gros Cayenne, quatre motos de marque Kawasaki ainsi qu’une collection de vélo Giant. Je les ai écouté quelques temps en me remémorant quelques voitures que je connaissais de mes séjours dans l’Eure. Une partie de moi avait envie de leur proposer d’essayer la Fiat pour voir s’ils seraient capables de la dompter. Mais je me suis retenu de peur qu’ils ne la volent et de n’avoir que leurs canoës à récupérer en contrepartie. J’ai fait quelques longueurs d’un crawl maladroit et qui, pour cette raison sans doute, m’a vite essoufflé.

Je suis retourné en ville manger une quiche, un pain suisse et une demi-baguette sans rien dedans puis j’ai mis le cap sur le Lubéron dont on m’avait dit le plus grand bien. Sur l’autoroute, je me suis retenu de faire la course. Je regardais les voitures qui m’entouraient, leur allure, leurs intentions et j’ai bien compris que le contexte n’était pas le même que quelques jours plutôt. Rien qu’aux voitures, on voyait bien que l’on avait à faire à une bourgeoisie plus paisible, moins encline à mettre en danger la vie de ses enfants. Quant à ma mauvaise Fiat, elle commençait à peiner à atteindre les vitesses limites.

En milieu de journée, j’ai atteint le splendide village de Lauris où chaque ruelle m’a semblé un émerveillement. J’ai pénétré chez des inconnus sans frapper en prenant une grande porte en bois flanquée sous une voûte et une façade imposante en vieille pierre pour l’entrée d’une église. J’ai été accueilli par deux hommes en slips de bain jaunes et dont les slips m’ont sur le coup semblé identiques. Ils ont souri en m’indiquant poliment la véritable église. Avant de m’y rendre, comme l’expérience m’avait plu, je suis à nouveau entré chez des inconnus sans frapper, en prétendant chaque fois m’être trompé de porte. J’avais envie d’entrevoir quelques intérieurs et peut-être aussi de me confronter à différentes gammes de réactions de la part des propriétaires.

Une fois dans l’église, je trouvai la fraîcheur que j’y cherche toujours. Lorsqu’au bout de quelques minutes, je m’y suis retrouvé seul, je me suis dirigé vers le confessionnal, j’y suis entré et me suis installé à la place du prêtre. J’ai écouté les confessions silencieuses de croyants fictifs puisque bien sûr il n’y avait personne derrière le grillage. Elles me racontaient des petitesses et des malhonnêtetés que je ne parvenais pas vraiment à condamner. Elles me rappelaient trop les miennes.

J’ai passé un long moment assis à dialoguer seul. Puis j’ai entendu du bruit provenant de la travée.

J’ai alors surpris une femme, peut-être la même que j’avais déjà croisé la veille, en train de remplir son cabas des cierges de l’église. Je me suis précipité vers elle et ai crié : « lâche ça vieille peau ». Je crois que j’avais pris trop à cœur mon rôle temporaire de maître des lieux. La femme m’a lancé un regard apeuré et s’est mise à cavaler en laissant son cabas sur place.

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Après quelques heures de route dans un état pathétique qui me fit presque oublié le monstre rouge que j’habitais, je fis escale dans le village d’Eygalières, à l’entrée des Alpilles.

Pour ma dernière, soirée seul, j’eus la chance formidable de tomber en plein milieu d’une fête votive. Je ne sus jamais à quel saint elle était dédiée pour la simple raison que je ne posai la question à personne. De très longues tables recouverte de nappes en papier blanc avaient été installées sur la place du village et une grande scène avait été montée pour accueillir un concert. Ce soir-là, j’ai fait une affaire. Pour seulement dix-huit euros, j’ai pu dîner d’une soupe à l’oignon, d’un gigot accompagné de flageolets, d’un bout de fromage et d’une glace de marque Cornetto. Le vin blanc comme le vin rouge étaient gratuit et l’on pouvait se resservir à volonté. Tandis que je mangeais ma glace le plus lentement possible, le maire du village monta sur scène et pris le micro. Il remercia toute l’équipe municipale pour sa dévotion, ainsi qu’un certain nombre de prestataires qui avaient rendu cette fête possible. Ensuite, de but en blanc, il entonna une Marseillaise qui fut reprise en cœur par tout le village. Je ne savais pas si le léger malaise que je ressentais à voir cet homme rougeaud s’époumoner devant ses administrés était légitime ou s’il était simplement la manifestation de penchants un peu bêtement gauchistes, une réaction épidermique qu’il aurait peut-être été préférable de questionner plutôt que, comme ce fut mon cas, de marmonner pour moi seul : « eh beh vla le bon village de fachos dans lequel je suis tombé ».

Cela dura longtemps car, contrairement à ce qui est de coutume, le maire chanta tous les couplets de l’hymne et beaucoup dans le public semblaient connaître la chanson de bout en bout. Ensuite la soirée s’est déridée et l’atmosphère un peu rigide dans laquelle nous avait laissé le maire en quittant la scène, devint vite plus festive. Un groupe de reprises fit son apparition. Deux chanteurs et deux chanteuses se succédaient au centre de la scène. Ils interprétaient des morceaux chacun leur tour et pendant que l’un ou l’une chantait, les autres reculaient et faisaient les backs. Cela me plut énormément car en plus d’offrir à l’auditoire un bel éventail de voix et d’interprétations, ce dispositif véhiculait des valeurs d’horizontalité qui me semblaient bénéfiques à tous. Ils chantèrent exactement les chansons que l’on peut s’imaginer qu’ils chantèrent. Je les trouvais très énergiques et très talentueux. Jusqu’à la fin, je fis partie de ceux qui dansèrent. À défaut de trouver une épouse ce soir-là, je fis danser un certain nombre de vieilles dames qui souvent semblaient en meilleure santé que moi. De temps en temps, quand le choix d’un titre me plaisait particulièrement, je grimpais sur les barrières qui bordaient l’estrade et je hurlais la chanson en regardant le chanteur droit dans les yeux.

Plus tard, la soirée manqua de tourner au vinaigre lorsque d’un jeune adulte complètement farci me demanda d’abord gentiment de lui donner ma bouteille de bière. La place du village commençait à se clairsemer et le bar qui était resté ouvert jusqu’à tard ne servait plus. Je lui répondis que non, que c’était ma dernière bière et que je comptais bien la boire jusqu’à la dernière goutte. Alors que je m’éloignais dans une direction quelconque dans le seul but de ne plus avoir à faire à ce pochetron, il me suivit, marchant à côté de moi et réitérant sa demande une douzaine de fois. Douze fois, il répéta les mêmes mots dans le même ordre tandis que nous marchions maintenant en cercle autour de la scène vide: « Sois sympa, donne moi ta bière s’il te plait », « Sois sympa, donne moi ta bière s’il te plait ». Cela finit par m’agacer et je lui suggérai que s’il continuait à me gonfler j’allais lui éclaté cette putain de bouteille de bière sur le crâne. Ce à quoi il me répondit qu’il allait « m’enculer » puis qu’il allait « me faire faire dodo sur le trottoir ». Nous nous sommes toisé un moment, front contre menton (car il était d’une tête plus grand que moi). Il a encore mentionné un restaurant à Avignon dans lequel il travaillait m’a menacé de « me balayer devant tout le monde » si j’y mettais un jour les pieds. J’ai rétorqué que je n’avais pas l’intention de visiter son « putain de gourbi ». Puis je lui ai dit ces mots qui, je crois, furent des paroles sages : « Ecoute mon vieux, si ça avait dû se faire, ça se serait déjà fait. Tu vois bien qu’on ne se battra pas alors rentrons chacun chez nous ». Et c’est ce que nous avons fait non sans nous lancer des grands doigts de loin, en marchant à reculons. Avant de rentrer dans l’appartement que j’avais loué pour la nuit, je mis un méchant chassé dans la portière avant de la Fiat, pour me défouler.

La nuit, j’ai rêvé que je repassais devant le collège de mon enfance, dans cette banlieue molle que j’aimais tant. Je me faisais une joie de revoir mes anciens professeurs qui devaient avoir vieilli d’au moins cinquante ans. J’espérais les reconnaître. Mais lorsque j’arrivais devant les grilles, je me trouvais face à des centaines de personnes assises sur le trottoir, en train de pleurer à chaudes larmes ou bien la tête plongée dans les mains. L’inconnu avec qui j’avais failli me battre la veille était là aussi. Il me regarda les yeux embués, posa sa main sur son cœur puis se leva pour me prendre dans ses bras. Une fois ses sanglots calmés, il m’expliqua la raison de toute cette tristesse : la reine d’Angleterre venait d’être rappelée à Dieu et tous les anciens du lycée étaient en deuil.

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Le matin du vendredi, je me suis réveillé tôt et étrangement en pleine forme, soulagé sûrement d’avoir enterré la hache de guerre avec un homme qui, en d’autres circonstances, aurait pu être un grand ami. C’était jour de marché à Eygalières. Je bus un café en terrasse en écoutant un couple lister toutes les célébrités qui avaient une propriétés dans la région : Patrick Sabatier, Michel Drucker, Charlotte de Turckheim. Je fus soulagé d’apprendre qu’aucun d’entre eux n’était mort comme je l’avais longtemps cru.

Dans la matinée, j’eus une courte prise de bec avec le fromager du marché. Je m’étais permis de critiquer l’affinage de son comté et cela lui déplut si bien que cet homme orgueilleux refusa de me vendre quelque fromage que ce soit. Je fis semblant de battre en retraite d’un air grognon. En réalité, je me cachais derrière une petite vieille et lorsqu’il tourna le dos pour couper une part de Morbier, je dérobais à la volée une poignée de petits chèvres des Alpilles qui avaient été laissés sans défense sur le comptoir en plexiglas. 

J’ai été déjeuner un peu plus loin, sur une berge bordant la Sorgue, un peu à l’écart d’une petite plage artificiel où l’ambiance me paraissait trop « congés payés ». C’est sur ce bout de terre coiffé d’herbe rase que je fis la connaissance d’un canard comme je n’en avais jamais rencontré auparavant. D’apparence c’était un canard identique à tous les autres mais il avait pour lui une audace toute personnelle. Alors que je terminais mon troisième Hot-Dog, celui dans lequel j’avais fourré les morceaux de chèvre volé plus tôt, il sortit de l’eau puis s’approcha de moi très lentement, tout en me regardant bien droit dans les yeux. Je l’avais d’abord cru intéressé seulement par mon sandwich mais il me prouva vite le contraire. Il contourna mon corps pour s’approcher de mes pieds et c’est alors qu’il se mit, avec la plus grande délicatesse, à m’arracher les peaux mortes avec son bec. Une délicatesse telle, même, qu’à aucun moment je ne fus pris de panique devant la vision de cet anatidé farfouillant entre mes orteils. Il effectuait sa tâche méticuleusement et je compris vite que cela durerait un certain temps. Je décidais donc de me mettre à l’aise et sorti de mon sac un carnet de mots fléchés de force 2-3, légèrement en dessous de mon niveau je crois. La récurrence dans les grilles du verbe « louer » me perturba quelque peu. Il évoquait tantôt les louanges, tantôt la location mais le fait est qu’il revenait dans presque toutes les grilles, ce qui m’énerva. Au bout d’une dizaine de grilles terminées à chaque fois en moins de dix minutes, je commençai à m’énerver de voir ce verbe à la fois beau et laid revenir sans cesse. Je m’énervais contre la paresse des verbicrucistes mais surtout contre le fait qu’entre tous les mots qui auraient pu exister et qui n’existent pas, on ait fini par choisir le même verbe pour désigner des actions si différentes. Un rapide passage en revue de possibles étymologies latines divergentes ne me soulagea pas. Je m’agitais dans mon coin-coin et mon canard dût le sentir car il délaissa mes pieds pour venir se nicher dans mon cou, comme pour m’apaiser. Cela ne m’était jamais arrivé avant, une telle proximité avec un canard. Avec un chien bien sûr, avec un chat sûrement, avec un singe à de rares occasion, sans compter le nombre incalculable de femmes et d’hommes qui étaient, au fil des années, venus se blottir dans ce cou qui n’avait rien de bien spécial, mais aucun canard ne m’avait jamais approché. Les plumes de son crâne me chatouillaient légèrement mais sans que je ressente le besoin de gratter. C’était une sensation inédite et plutôt agréable. Très agréable sans doute puisque sans m’en rendre compte je m’assoupis quelques minutes. Quand je me réveillais, mon canard avait les pattes sur mon torse et me regardait comme on ne m’avait jamais regardé auparavant : avec dans le regard un mélange de curiosité extrême pour l’être qui lui faisait face et en même temps, dans le fond de l’œil, quelque chose d’entendu, comme une complicité originelle. Il me pinça prudemment le nez et je le laissai faire. Je pris cela pour un salut. Ensuite il retourna flotter dans la rivière d’où il était venu.

Je restai encore un moment sur ma berge mais de plus en plus de canoës circulaient sur la rivière et je ne sais pour quelle raison, leurs locataires choisissaient cette endroit précis pour faire du bruit et s’arroser. Si bien qu’assez vite mon petit paradis devint un petit enfer peuplé de démons gigotant sur des appendices en plastique jaune.

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Je m’en fus rejoindre ma Fiat. Je sentis qu’il devait être l’heure du déjeuner car j’avais faim, et c’est pour cela que je me procurai un sandwich à la tomate et au comté dans une boulangerie qui ne disait rien qui vaille. Pressé de rejoindre les Cévennes, je le mangeai en conduisant, conduisais en zigzagant légèrement à cause des morceaux de tomates qui tombaient sur mon pantalon, et manquais à plusieurs reprises de m’aplatir à vitesse réduite contre les chênes du bord de route. La roquette dans le sandwich se mariant mal avec le comté, je la crachais par la fenêtre chaque fois que je tombais sur une feuille. Ensuite j’ai roulé calmement, caressant différents attributs de ma Fiat, tantôt le tableau de bord, tantôt le siège conducteur, pour me faire pardonner des tracas que je lui avais causé. C’est en tout cas ce que je voulais lui faire croire. Au fond de moi, je savais bien que c’était là un artifice destiné à l’amadouer afin qu’elle ne se doute pas de ce que je lui préparais. J’avais une idée en tête.

J’ai atteint les premières pentes des Cévennes dans la fin d’après-midi. Dès que je reconnus les premiers villages familiers, je fus très excité. À chaque entrée de village, je klaxonnais de toutes mes forces pour annoncer mon arrivée même si vraisemblablement personne ne m’y connaissait. J’entrais dans une terre qui m’était chère, une terre historique de résistance politique mais aussi- cela me revint à l’esprit en serpentant dans les premiers lacets-, de prolifération de sangliers. J’avais entendu beaucoup d’histoire qui impliquaient des sangliers vivants ou morts. On racontait que qu’à une époque les sangliers cévenols avaient été accouplés avec des truies d’élevage, ce qui expliquait qu’il pullulent dans la région. On racontait que certains chasseurs, entre terrines, gigots et daubes, pouvaient passer presque l’année entière à manger du sanglier. Les périodes de chasse avaient été rallongés à leur maximum pour se débarrasser de ces bêtes encombrantes. Il paraîtrait même que dans le piémont cévenol, lorsqu’une voiture croise un sanglier sur les routes, plutôt que de l’éviter, l’assurance conseille de rentrer dedans, de percuter donc le sanglier plutôt qu’un mur ou un arbre afin d’être remboursé. On aurait donc assisté à deux phénomènes pour le moins cocasses. Le premier fût de voir de plus en plus d’usagers de la route solliciter les chasseurs pour obtenir quelques poils de sangliers à mettre sur leur capot en cas d’accident. Le second, plus troublant, fut de voir de nombreux chauffeurs poursuivre des sangliers bien au-delà des limites de la chaussée pour obtenir ces précieux poils par eux-mêmes ; situation absurde qui vit plusieurs chauffeurs se tirer la bourre pour être les premiers à éclater un sanglier. Tout cela me donnait bien sûr des idées, des pistes pour faire passer l’inéluctable et prochaine mise hors-concours de ma Fiat pour non-intentionnelle.

J’ai enfin atteint la place du village de Monoblet. J’ai passé discrètement la côte très raide qui y mène, j’ai tourné à gauche puis j’ai accéléré sur dix mètres et j’ai freiné dans un grand dérapage qui a  légèrement soulevé le côté droit de la Fiat. C’était ma manière de dire bonjour. Pour être certain qu’on m’avait vu arriver j’ai remis un long coup de klaxon. Quelqu’un a gueulé par une fenêtre. Sur cette place en bitume craquelé qui sert aussi de parking, se déroulait une partie de boules entre anciens. Je suis sorti de la voiture et j’ai interrompu la partie pour prendre dans mes bras une équipe de retraités que je suis heureux de retrouver. Ils semblent accueillir mon retour avec plus de réserves. Certains ne me connaissent pas.