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Une histoire vague

      (élucubrations à deux voix sur trois voitures, vues de loin, garée dans une petite allée)

Cette histoire avait quelque chose de louche.

Cette histoire avait quelque chose de louche.

Dans la petite allée, les trois voitures identiques étaient garées en file indienne. Identiques c’est beaucoup dire car de là où l’on regardait on ne pouvait voir ni les plaques d’immatriculation ni les petits détails- rayures, impacts, décorations- qui auraient pu les différencier, mais le fait est qu’on y voyait suffisamment bien pour constater que c’était trois fois le même modèle, garé en ligne. Il s’agissait de trois berlines Rover, toutes de la même couleur, un gris metallique qui semble être une couleur commune chez les voitures, pour ne pas dire chez les Rover. Il n’y avait en soi rien d’intriguant à voir trois voitures identiques garées en ligne mais ce qui pouvait éveiller les soupçons c’est qu’elles se trouvaient non pas dans un garage mais dans une petite allée menant vers une petite maison dans un minuscule, vraiment tout petit village de la campagne normande. Dans un garage on ne les aurait jamais remarquées, ici quelque chose attirait l’attention.

Hmm Hmm, non non, on ne peut pas se permettre d’être inexact lorsque l’on rapporte cette histoire. Quoique parler d’histoire est déjà un peu présomptueux puisqu’il ne se passa, en somme, à peu près rien. Mais on ne peut pas se permettre d’être inexact pour la bonne raison que le lieu où se trouve cette maison de campagne est lui tout à fait exact. Exactement à la limite entre la Normandie et la Bretagne. On n’a donc pas le droit de mentir. Même les normands n’ont pas le droit de mentir sur cette histoire bien qu’il n’y ait pas vraiment de raison pour eux de vouloir mentir et s’approprier cette petite allée et ces trois voitures.  Comme donc, personne ne veut mentir ni être inexact, il faut dire très clairement que les voitures oui étaient des berlines mais certainement pas des Rover- qui sait si Rover fabrique d’ailleurs des berlines?- mais bien de longues Volvo. Et l’on a dit gris metallique mais, même de loin, il était très visible qu’elles étaient en realité d’un gris terne qui ne brillait pas. Peut-on dans ces circonstances encore le qualifier de metallique? Beaucoup répondront non. Pour être alignées, les voitures étaient alignées de manière presque parfaitement parallèles comme si après les avoir garées on les avait disons replacées à la main, minutieusement, pour s’assurer que la symétrie soit respectée; du moins lorsqu’on les regardait d’un peu loin.  C’est cette symétrie qui avait quelque chose de louche et non pas le fait de voir les trois mêmes voitures en file indienne ailleurs que dans un garage. On dit garage mais concessionnaire serait sans doute plus juste. Quant à dire qu’elles n’étaient pas absolument identiques, c’est s’avancer imprudemment puisque de loin et depuis l’angle d’où on les observait, les plaques étaient indéchiffrables. Rien ne dit que ce n’étaient pas les trois mêmes plaques.

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A quoi bon retenir ce qu’il y a d’ordinaire dans une situation qui semble louche? L’important, au fond, n’est pas de savoir si ces voitures étaient exactement identiques ou parfaitement alignées. L’important est de bien voir que, qu’il s’agisse de Rover ou de Volvo d’ailleurs, ces voitures étaient bien trop luxueuses. Disons qu’elles juraient sensiblement avec le cadre. Il faut commencer par dire que personne ne possède de berlines dans cette partie-là de la Normandie. C’est une question d’habitude. C’est une aussi une question de loi.  Les normands n’ont pas pour habitude de frimer. La constitution s’est chargé d’entériner cet état de fait. Il faut donc se demander qui, dans ce minuscule hameau se permettrait d’entrer si ostensiblement en illégalité. Certainement pas un normand, voilà ma conviction. Ensuite, la maison devant laquelle  elles étaient garéés, même vue de loin paraissait à peine habitable. Aujourd’hui on range tout un tas de bâtiments sous l’appelation de maison. En vérité, je crois que c’était à peine une grange.  C’est en tout cas comme d’une grange qu’une personne sensée aurait fait usage de ce bâtiment. Un bâtiment typiquement normand, ne le cachons pas. Mais enfin, maison ou grange, là n’est pas l’enjeu. C’était un bâtiment à peine habitable, possiblement abandonné, entouré de hautes herbes qui en rendaient difficile l’accès. Appelons cela une maison-grange s’il le faut. Que nous disent trois voitures de luxe garées devant une maison-grange délabrée? Les faits sont clairs. Et si l’on veut bien les affronter pour ce qu’ils sont, on ne peut en tirer qu’une  seule conclusion.

Il n’est pas tout à fait certain que cette maison ait bien été une maison et non un garage. Ou, disons, pour couper la poire en deux, une maison-garage. Car je crois bien, si vraiment je suis honnête avec mes souvenirs, avoir distingué une forme d’enseigne horizontale entre la porte et le toit du bâtiment.  Et puisque l’angle depuis lequel nous observions le bâtiment nous en cachait toute une partie, il n’est pas improbable que d’autres voitures se soient trouvées tout près, seulement invisibles à nos yeux. Dès lors, l’idée d’un garage n’a rien d’extravagant et est même celle qui tombe sous le sens. La présence d’un garage à l’intersection-même entre la Bretagne et la Normandie a quelque chose de troublant. Qu’il se situe à l’exacte centre d’un hameau par ailleurs quasiment inhabité est inquiétant. Mais si l’on considère le fait que trois voitures identiques y sont garées en file indienne de manière à respecter des règles de symétrie non seulement datées et absurdes mais presque cabalistiques , la situation devient tout bonnement terrifiante. On peut sans difficulté se figurer que d’autres voitures, cachées  à nos yeux par la maison-garage, ont été garées ailleurs non pas en file indienne mais avec la même intention maniaque c’est à dire respecant des règles de symétrie peut-être plus complexes encore. Rien n’empêche d’imaginer par exemple une symétrie par rotation, des voitures, disons cinq, garées de manière à dessiner une fleur. Présentée ainsi, l’histoire peut faire sourire mais il faut bien s’en représenter les implications. Que se passe-t-il si l’on systématise cette obsession de la symétrie dans toutes ses formes? Quoi? Des voitures garées les unes sur les autres? On voit bien que l’on se trouve là face à des gens possiblement très dangereux.

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Dans cette affaire, il ne faut surtout pas être prudent avec les mots que l’on emploie. Je dois dire les choses telles que je les ai vues, même de loin: un clan mafieux est en train de s’installer dans un hameau normand. S’installer sonne peut-être un peu trop définitif. On ne peut en tout cas pas nier qu’une réunion mafieuse a eu lieu ce jour-là, au fond de la petite allée. Et pourquoi se donner la peine, quand on est italien, de se déplacer jusqu’en Normandie si ce n’est pas pour y rester. Les fait que les voitures soient des Rover ou des Volvo, en somme que ce ne soit pas des voitures italiennes, est un leurre dont personne n’est dupe. Si l’on avait vu débarquer du jour au lendemain trois lamborghni hurracan dans le village, là oui, assurément, les habitants auraient soupçonné quelque chose d’anormal. Peut-être même se seraient-ils immédiatemment révoltés. On connait l’aversion des normands à tout comportement immodeste. Les Lamborghini auraient fini en pièces le jour-même et ils en auraient fait du compost. Mais qui irait se méfier de trois pauvres berlines discrètes. C’est bien le signe d’une malice typiquement italienne et qu’il faut saluer en même temps que la craindre. Car que déduire de de cette scène apparemment banale observée depuis un talus à une bonne cinquantaine de mètres de la petite allée en question? L’installation progressive d’un trafic de stupéfiants tentaculaire dans une région jusqu’alors préservée. Tout à fait. On le sait, la production laitière et en particulier la grande diversité de fromages normands a toujours été le premier rempart à l’implantation de réseaux criminels. Je ne m’attarderai pas sur ce point car il s’agit d’une digression mais posons-nous la question ne serait-ce qu’une fois: qui ressentirait le besoin de se tourner vers disons la methamphétamine lorsqu’à chaque carrefour il peut se fournir en Livarot ou en Neuchâtel? Personne, cela est très clair. Or que nous dit l’apparition de trois berlines dans une petite allée? Le déclin de l’industrie fromagère en même temps que l’essor de celle de la methamphétamine. Car il faut bien voir que cette grange qu’on appelle maison par hypocrisie contient en elle toutes les ressources pour aménager un laboratoire de methamphétamines tout à fait fonctionnel. On a déjà vu ça ailleurs et je crois malheureusement que celui-ci est déjà en route.

Si l’on considère donc que les trois voitures dans l’allée appartiennent à un garage et que d’autres, des centaines peut-être, sont disséminées tout autour du bâtiment dans des compositions toutes plus symétriques les unes que les autres, on est dans l’obligation d’admettre que l’on a à faire non pas à un individu isolé mais à un regroupement d’individus. Dans ce cas, il ne peut s’agir que d’une famille puisque les garages se tiennent toujours en famille et que les obsessions dangereuses se transmettent souvent de manière atavique. On imaginera sans peine une famille du coin, du cru si l’on veut, longtemps rejetée par le voisinnage pour sa bizarrerie, son étrange obsession de la symétrie.  Une famille qu’au lieu d’inclure, l’on renvoie de plus en plus à son anomalie pourtant pas si encombrante à l’origine. Qui aurait peut-être méritée qu’on la comprenne. Une famille que l’on pousse à se replier sur elle-même. C’est un schéma banal. Une famille tellement mise à l’écart de la communauté qu’on aurait presque fini par l’oublier. On dirait simplement, en passant devant la maison-garage: « tiens, ils ne sont pas encore morts ces fous ».  Mais non, ils ne sont pas morts, ils sont plus vivants que jamais. Car cette famille a grandi dans l’ombre. De doux dingues n’est-ce pas, à cause de l’anathème ils seront devenus des déséquilibrés dangereux. Une famille nombreuse qui plus est. Et chaque membre ostracisé se sera abîmé dans l’exploration de plus en plus malsaine de l’obsession commune. De leur différence ils auront fait une force. Et alors que si l’on avait pris le temps d’inviter ne serait-ce qu’un seul d’entre eux à partager un Pont l’Evêque, disons, autour de braises bien crépitantes, alors il est certain que les berlines ne se seraient pas accumulées et que la maison serait deumeurée une maison au lieu de devenir un garage. Mais non, pas de Pont l’Evêque pour les cinglés! Quelle est la conséquence de cette absence d’empathie, pire de cette absence de clairvoyance de la part de villageois par ailleurs pas intellectuellement démunis? La conséquence elle est terrible et l’on peut l’observer au loin, depuis le talus. Les voitures se sont accumulées dans le secret, disposées de manière toujours plus symétrique.  On ne les voit pas depuis le talus mais il ne serait pas étonnant qu’elles soient toutes du même modèles, de la même couleur et que les plaques aient été trafiquées poure être toutes identiques. L’ambition démoniaque de cette famille a grandie sans entraves, ignorée de tous. Si l’on regarde avec attention ces trois berlines dans cette petite allée, l’on ne peut que comprendre que quelque chose de grave est en marche.

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La Normandie ne sera jamais officiellement italienne. Ce n’est pas au grand jour qu’opèrent les organisations mafieuses. Voilà un motif de satisfaction. Il faut d’ailleurs dans cette histoire comme dans d’autres se garder d’accuser l’Italie toute entière. Seul un clan bien précis est en cause ici et si l’on connait un peu l’histoire des relations entre la Normandie et les Pouilles, on ne pourra que présumer qu’il s’agit d’une branche de la Sacra Corona Unita. Une branche nationaliste et je vais vous préciser pourquoi. Ce n’est pas succomber à la paranoïa que de dire qu’il s’agit là au fond non d’une affaire de drogue mais bien d’une affaire de suprématie fromagère. Expliquons-nous. La préparation de methamphétamine n’est que la première lame du rasoir. Elle sert à affaiblir les producteurs de fromages locaux. Que feront les gamins normands une fois complètement drogués? Ils cesseront graduellement non pas de s’alimenter mais de consommer des produits de qualité. Car on le sait, les fromages normands de caractère, les fromages à pâte molle notamment, sont souvent couteux et les drogués manquent de fonds. On les retrouvera, c’est sûr, en train d’errer dans les champs, incapables de se nourrir d’autre chose que d’ignobles sandwich-triangle.  C’est là qu’un nouvel acteur intervient. Il n’est pas impossible que l’industrie des sandwich triangles ait des intérêts dans cette implantation mafieuse, des intérêts je crois que l’on retrouve jusque dans cette petite allée normande. Avec un peu d’imagination, on dévoilera sans peine un triangle si j’ose dire, un triangle puissant et vénimeux: Sacra Corona Unita-Sandwichs triangle-berlines discrètes. La fin de cette histoire, si elle se réalise, est dramatique. Une fois donc une bonne partie des producteurs de fromages locaux mis en faillite par la déferlente de méthamphétamines, les normands n’en resteront pas moins avides de fromages. Simplement, il n’auront plus les moyens de se fournir ceux de leur région. C’est alors que le coup de grâce sera porté: provenant d’Italie, des centaines de camions remplis de mozzarela, de parmesan, d’asiago, peut-être même- dieu nous en garde- de gorgonzola feront leur apparition sur les marchés normands. Alors, sans une révolte normande soigneusement organisée, il est certain que les saveurs millénaires seront rapidement balayées par l’implantation de fromages insipides et italiens que l’on acquérera à des prix toujours plus bas. C’est là un scénario catastrophe mais il faut le prendre au sérieux. Une chose est sûre: il faut se méfier des berlines, même pas tout à fait identiques, garées en fil indienne dans les petites allées normandes.

Il est temps d’en venir à l’objectif final de cette famille autrefois rejetée, aujourd’hui en position de force. Je dis final mais qui sait jusqu’à quelles extrémités peuvent se projeter ces esprits malades. Le mien quoi qu’il en soit, n’est pas capable de concevoir n’importe quoi. Cela ne l’empêche pas d’identifier très clairement un dessein auquel il faudra savoir s’opposer fermement. Le choix de s’installer à la frontière exacte entre la Bretagne et de la Normandie est au coeur de cette obsession folle. Je ne crois pas me tromper en disant que l’ambition de cette famille est de prendre possession dans un premier temps de cette frontière puis tout bonnement de l’intégralité des deux régions par la suite. Et qui l’en empêchera puisque, nous l’avons vu, elle est de loin la famille la mieux véhiculée, dans des proportions peut-être que nous n’imaginons même pas? On peut penser à une coalition des concessionnaires des deux régions mais cela me semble très improbable: ils sont tous installés loin de la frontière et tendent généralement, dans ces régions, à ne pas se mêler des sujets qui dépassent le domaine de la ferraille. Quelle sera la conséquence de cette passivité coupable? Une fois qu’elle dominera sans partage et la Bretagne et la Normandie, le véritable visage de cette famille se dévoilera. Et il sera effrayant. Car je suis convaincu que l’agenda secret de cette famille constiste à vouloir, en définitive, rendre la Bretagne et la Normandie parfaitement symétriques. Il faudrait être aveugle pour ne pas s’en apercevoir. Il faudrait également être aveugle pour ne pas voir que cela impliquerait de raboter l’une (Bretagne) et d’étirer l’autre (Normandie) car symétriques elles sont loin de l’être en l’état actuel des choses et même n’auraient pas vocation à le devenir si la nature suivait son cours sans l’intervention de familles de crétins revanchards. Raboter l’une et étirer l’autre, je n’ose même pas imaginer comment cela s’éffectuerait. Ce que j’imagine sans peine en revanche c’est que la soif de symétrie de cette famille de plus en plus nombreuse ne s’arrêterait pas là. Qui en sait assez sur le sujet pour affirmer qu’un jour, lassé d’exercer sa domination uniquement sur les terres, elle ne s’en prendrait pas directement aux hommes? Et que dans sa quête desespérée de symétrie, elle ne déciderait pas, par exemple, que la population cumulée de normands et de bretons devrait désormais atteindre non pas 8,0866 millions de personne comme c’est le cas actuellement mais bien 7,7777 millions d’habitants? On s’exposerait alors, sans aucun doute, à des meurtres de masse. On pourrait ainsi conjecturer à l’infini tant la folie de ces hommes semble n’avoir pas de bornes. Ce qu’il est essentiel de retenir est qu’il faut se méfier des berlines absolument identiques garées avec une symétrie parfaite dans les petites allées normandes.

En somme, même vue de loin, cette histoire avait bel et bien quelque chose de louche.

En somme, même vue de loin, cette histoire avait bel et bien quelque chose de louche.