Une longue nuit 1

Une longue nuit 1.

« J’ai 18 ans, 20 ans, 23 ans;
Je suis étudiant et je n’ai pas trop d’argent.
Je donne des cours de français, d’histoire-géo et de philo
Pour me payer des formules déjeuner à 5€,
Des pleins d’essence et des Marlboro.
En classe, je dessine, je griffonne et je regarde à la fenêtre.
Les échos de mes professeurs, selon l’heure, me bercent et font naître
Des romans épiques dans telle mer ou tel désert: moi aussi, je m’en irai.

J’ai 18 ans, 20 ans, 23 ans;
Je suis en Allemagne, en Angleterre, en Australie:
A Berlin, à Liverpool, à Canberra pour être précis.
Je vais à Prague, à Sydney et à Dublin.
Je suis avec mes copines de ces années là ou des copains.

A chaque histoire, il est déjà tard:
Nous voyageons de nuit pour des raisons d’économie.

Ici, nous traversons des forêts noires
Et des éclairs tapent sur nos yeux presque endormis:
Le paysage se découpe en cadence de « flashs » et de « Boums ».
Dans le bus de nuit, on se regarde interrogateur.
Et c’est au tour de la pluie pour que cette nuit promette l’infini.
L’atmosphère n’est pas lourde pour autant,
Chaque voyageur est attentif au moindre mouvement
Et accompagne le chauffeur avec patience et douceur.
C’est une forme de torpeur qui s’étire au delà de la peur;
Dans le fond, une petite pointe de bonheur partagée,
Très légère, très fragile, prête à nous échapper.

Là, nous attendons de traverser la mer d’Irlande
Sur un site portuaire désert et le bateau est à quai:
Je revois encore son ombre immense se dessiner
Et se balancer; s’éloigner et se rapprocher dans l’air glacé
Et salé jusqu’à me déséquilibrer, à me laisser muet.
A présent, nous sommes à bord. En véritables marins
Nous découpons les vagues à l’âme de fer de l’amer,
Une aigreur d’estomac; les douleurs de la chair.
Les voyageurs endormis gardent un air chagrin
Sur leur visage flou et gisent à même le plancher.
Trois cafés avalés, vingt-deux cigarettes entamées puis jetées
Jusqu’à notre arrivée.

Ici encore, nous sommes dans un bus Greyhound
En direction de Sydney; en direction de là bas, de l’ailleurs.
Je pourrais dormir, je pourrais même essayer que j’y arriverais.
Le ronron du bus me berce et les eucalyptus se font conteurs:
Ils me racontent l’histoire de l’inconnu et m’en vantent ses attraits,
Ses couleurs, ses traits, ses odeurs, ses interrogations: mille questions.
Quelles odeurs ont les rues, celles des gens? Quelle est la taille de la ville, celle des gens?
Est ce différent de Canberra? En quoi? Et pourquoi cherche-t-on le différent?
Les eucalyptus s’en vont maintenant et la ville pénètre mon imagination.
C’est une ville, comme j’en connais cent, mais elle n’est pas celles là;
C’est une ville qui m’appelle et qui me dit que je ne dormirai pas cette nuit.

J’ai 18 ans, 20 ans, 23 ans;
Le soleil se lève sur le pont Charles, sur le port de Dublin et sur la CBD de Sydney;
Et je marche dans ces rues qui se réveillent avec dans les poches un peu de la magie que la nuit a bien voulu me laisser avant d’aller, moi aussi, commencer ma journée en allant me coucher.

Une longue nuit 2

Une longue nuit 2.

J’ai 8 ans, je suis un enfant et je suis en CE2;
Je pourrais en avoir 10, 12, 16, 18, 22.
Ce soir, je me suis couché vers 9h comme tous les soirs.
Je suis dans mon lit, je lis ou je me raconte des histoires.
Mais aujourd’hui, je ne suis pas très heureux;
Il s’est passé quelque chose en classe qui m’a fait peur:
On faisait la chorale quand un garçon est tombé.
Il est tombé, comme ça, et sa tête a tapé
Contre le lavabo parce qu’il était sur le côté.
La maîtresse a hurlé de nous écarter,
Elle l’a relevé et tout son corps s’est mis a gigoter
Et il faisait des grands bruits. Ca m’a donné
Envie de pleurer, ça m’a vraiment bouleversé.
Et après il ne bougeait plus, je voyais la terreur
Dans les yeux de la maîtresse et un air anxieux.
Elle lui donnait des petites claques sur la tête,
Il a rouvert les yeux et a fait un grand bruit
Comme si il n’arrivait pas à respirer
Puis petit à petit, il s’est calmé
Il a bu un verre d’eau et la classe a continué.
Moi, je n’arrivais plus à bouger,
Je me sentais complètement paralysé,
J’étais tout contracté, j’avais la nausée
Et surtout je n’arrivais plus à penser.
J’attendais avec impatience que ce soit fini
Pour rentrer à la maison et que ça s’arrête.
Mais quand je suis arrivé, je me sentais bloqué
Et là, je suis encore tout chamboulé.

Je me dis qu’il aurait peut être pu mourir
Alors je n’ai pas du tout envie de dormir
Parce que peut être que je ne me réveillerais pas
Et ça, ça serait horrible de partir comme ça.
Moi, j’ai envie de vivre et de grandir
Et quand je serai vieux je pourrai mourir.
Mais là, c’est pas possible, et pourtant ça arrive;
Il y a des petits enfants qui meurent.
Quand j’étais en CE1, j’avais un copain qui
S’appelait Jimmy et un jour il est parti.
Alors je me suis dit que peut être Jimmy
Il est mort, on ne nous a rien dit!
Mon copain Lucas aussi:
On lui a fait de la chirurgie
Parce qu’il avait une maladie
Mais il n’est pas mort, c’est encore mon ami.
Et puis, il y a plein plein plein de méchants
Comme les voleurs d’enfants,
Et puis ceux qui veulent tuer mes parents,
Et puis ceux qui cambriolent de l’argent.
Quand je suis dans la rue, je peux courir
Mais quand je suis à la maison je ne peux pas m’enfuir.
Alors peut être qu’un jour, on va mourir
Comme ça. Et je n’arrive pas à leur dire
A mes parents et à mon frère qu’ils sont en danger.
Et moi, je voudrais devenir très musclé
Pour pouvoir tous les taper et les tuer
Comme ça je pourrais les protéger
Comme Sangoten, Robin et Carapuce
Boum: hydro-canon ou Kamé Hamé Ha
Dans leur tête aux méchants!
Bon, mais penser à tout ça, ça me fait peur
Il faudrait que j’aille dormir avec mes parents
Mais je sais que Papa ça l’embête quand je fais ça,
Maman aussi, elle est en colère à chaque fois.
Elle me dit « oh pas encore, pas cette nuit là,
Retourne dans ton lit où dors sur le sol à côté de moi. »
Alors, j’ai hyper pas envie de les réveiller,
Ils travaillent et tout demain.
Je vais me glisser, être invisible et ne plus bouger
A côté de leur lit, après je pourrais dormir tranquille.
Et c’est vrai, tous les méchants disparaissent,
Il est 4h du matin et demain j’ai une autodictée,
J’espère que ça va bien se passer!

J’ai 8 ans, je suis un enfant et je suis en CE2
Mais j’aurais pu en avoir 10, 12, 16, 18, 22 et avoir d’autres raisons de ne pas réussir à m’endormir. Bien souvent, complètement irraisonnées mais qui tournent à me faire perdre pied. Je ne dors pas et je demande à mon ange gardien inlassablement la même chose « s’il te plait, fais que je ne sois jamais sourd, muet ou aveugle, que je respire parfaitement bien et que je ne pense qu’à de très belles choses, merci ange gardien ».
Je suis terrorisé par la probabilité de ce qui pourrait arriver, par n’importe quoi, par la peur elle même, le vide, le rien, le néant, mais peut être aussi par le bonheur et par le mouvement. »

Une longue nuit 3

Une longue nuit 3.

« J’ai 14 ans, on est en juin et les vacances commencent;
On a la rue et la vie devant nous; on est capable de tout;
On ne sait rien de rien et on se dit que ça serait bien
De penser à grandir, de pouvoir choisir à comment se détruire.
Nos parents nous regardent encore comme des enfants
Alors on en profite mais on est des grands maintenant.

Je me souviens qu’un jour où on a décidé de commencer à fumer:
On est dans le train de banlieue pour aller à Paris un après midi
Histoire de rien, histoire de… quoi… histoire de bouger un peu.
On s’arrête à Saint Paul parce que le pote d’un pote dit que c’est top
_ Il y a des friperies et tout et tout _ et puis c’est plutôt joli…
Et on s’assoie Rue de Rivoli à une terrasse de café pour commander.
On est tous un peu emmerdé parce que personne ne l’a jamais fait
Alors un de mes copains demande ce qui nous coûterait le moins;
Le serveur nous dit qu’un café c’est 2.10. On en commande 6.
L’odeur est agréable mais le goût amer me laisse une moue
De dégoût et un pouls apparent sur mon t-shirt trop grand.

Le couple de la table à côté boit aussi du café; le mec est stylé:
Cheveux bouclés, jean délavé un peu serré, espadrilles à lacets,
Regard myope plissé sur la fumée qu’il vient de tirer.
Sa copine me laisse rêver: elle lui donne un petit baiser
Sur la joue, qui, j’imagine, à ce moment, me fait plus d’effet
Qu’à cet enfoiré. Je la regarde bouche bée, complètement absorbé.
Je ne me souviens ni de sa couleur, ni de son odeur;
A ce moment elle devait représenter ce que je me devais de désirer:
La femme ou un concept lié à la sexualité dont j’étais complètement étranger.

Sur le trajet du retour, je suis songeur: le mec était un fumeur;
Le mec était surtout un putain de tombeur.
Je descends à la gare des Vallées avec un pote
Et je lui demande si il voudrait pas qu’on trouve des clopes.
Il me suit. On se dit qu’on ferait bien d’essayer de demander
Aux passants dans la rue, qu’au tabac on se ferait rembarrer.
Alors, une personne, deux personnes, trois personnes, rien;
Ou plutôt des « Vous être trop jeunes, fumez pas, c’est pas bien! »
Oui, mais nous on s’en fout et puis fumer ça nous rendra mortels.

Bon. Il commence à se faire tard et il faudrait penser à rentrer.
Alors, on se dit qu’on pourrait demander à nos parents de dormir
L’un chez l’autre pour esquiver les problèmes avec l’autorité.
Il est 8h du soir, on a 15-20€ en poche, la nuit et la rue à loisir.

On recommence: une personne, deux personnes, trois personnes, rien.
Par moment, on n’ose plus demander; complètement démotivé,
On reste silencieux, le regard vide et sans pensée, on se sent vaurien,
On se dit que ça ne sert à rien mais on est obligé de rester sur le pavé.
L’heure tourne, on a faim. On passe chez l’épicier pour s’acheter un coca,
Des chips et des bonbons. On ressort et on se fait des pâtés de maisons.
On cherche un endroit tranquille pour pouvoir manger et on finit sur le toit
De l’église Sainte Marie qu’on escalade en deux-trois prises, en deux-trois bonds.

A cet âge là, on est moche comme des poux, des grands enfants qui n’ont pas
Fini de grandir quoi… Des grands pieds, des grands bras et un petit visage tout rond.
Et puis, on essaye de s’habiller à la mode, comme les autres surtout
Parce qu’on a peur de pas être dans le lot, d’être là trop tôt ou bien trop tard.
C’est aussi l’heure de l’aventure; des filles et de leurs nichons et des bisous
Avec la langue-salive qu’on fait tourner comme des soiffards, comme des tocards.
Cette nuit là, il faudra qu’on en parle comme d’un exploit, on ne peut pas s’arrêter là.
  
On repart au combat. Je ne sais pas à combien de personnes on a demandé
Ni combien de techniques différentes on a essayé pour gratter…
Peut être une cinquantaine. Il se fait de plus en plus tard
Et du coup les gens se font de plus en plus rares.
Il doit être quoi? Onze heure trente-minuit et on s’apprête à aller se caller
Dans les escaliers de mon immeuble pour se reposer
Quand on croise un mec qui commence à nous parler:
On est à côté de chez l’épicier et on se dit qu’on pourrait lui demander
De nous acheter un paquet de cigarettes. Le mec prend le billet
Et rentre chez le reubeu. Il ressort avec un paquet et un briquet.
On lui donne cinq mèches et il dit qu’il ne fume que des pétards,
Il nous demande si on veut un stick mais « on ne sait pas ce que s’est
Et puis on est déjà vraiment très satisfait de ce qu’il a fait
Et puis nos parents nous attendent et il commence à être tard. »
A ce moment, mon pote se met à détaler comme un dératé,
Sans réfléchir je le suis plein d’adrénaline et lui hurle de s’arrêter.
Il est déjà loin quand je le rattrape dans une petite allée.
Il se tord de rire et me tape dans la main, fier de notre succès.

La première bouffée me déchire la gorge,
Me donne envie de gerber,
Me donne envie de chier,
Elle me fait aussi bander;
Elle a surtout le goût de la liberté.
J’ai 14 ans, on est en juin et les vacances commencent;
On a la rue et la vie devant nous; on est capable de tout.

Une longue nuit 4

Une longue nuit 4.

« J’ai 22 ans, je suis étudiant et je suis amoureux.
Je pourrais en avoir 6, 10, 16, 18 ou 20;
Un grain, un timbre, un simple petit rien;
Une image qui se fige comme un refrain
Et je n’ai d’yeux que pour eux, les siens.
« Ca sera elle jusqu’à ce qu’elle s’efface
Pour laisser la place à de simples traces
Qui résonneront par échos néfastes
Jusqu’à ce que je les terrasse;
Jusqu’à ce que je la remplace. »

J’ai 22 ans, je suis étudiant et je suis amoureux.
Ce soir, comme tous les soirs, je vais la voir;
Je prends la voiture. Elle sera en retard,
Je l’attendrai sur le trottoir.
Ce soir, comme tous les soirs, elle sera en retard:
Entre 30 et 45 minutes et moi je serai
Garé comme une merde sur une place handicapé,
Sur un bateau ou sur une place réservée aux livraisons.
Ca, elle s’en fout. Elle ne comprend rien de toute façon.
Je fumerai une dizaine de cigarettes en l’attendant
Et elle arrivera, elle arrive toujours, avec le sourire.
Elle me serrera la main histoire de me faire courir;
Histoire de me dire que je me dois de la conquérir
Chaque jour pour son plus grand plaisir.
Je lui sourirai avec le plus grand détachement
Histoire de me dire que j’ai encore un peu d’égo
Et qu’il m’arrive encore de pouvoir placer 2-3 mots.
Elle me dira: « Où on va? Démarre la gova! »
Je lui dirai: « Je ne sais pas, tu en penses quoi? »
Et là, on commencera peut être à se disputer
Parce que je n’aurai « pas l’air motivé de vouloir bouger;
Que parfois je devrais faire un effort pour la faire rêver,
Pour la faire voyager et lui promettre de l’emmener
Loin, ailleurs: dans un monde plus coloré. »
J’aurai les boules et j’aurai envie de la bousculer,
De la violenter pour la ramener à la réalité.
(Plus tard, je remarquerai que c’était peine perdu d’essayer)
Alors je me tairai, j’allumerai une mèche et je démarrerai:
Je prendrai les quais à Neuilly que je suivrai jusqu’à
Boulogne, puis on arrivera à Paris par le bas
Et on divaguera jusqu’à ce que j’en sois las.
Je serai calmé, elle aussi, on n’aura pas parlé.
Je l’inviterai à nous arrêter et à aller dans un café,
Elle me caressera la main et je me sentirai bien
Pour la première fois de la journée, enfin.
En sortant de la voiture, il fera froid parce c’est l’hiver,
Elle me prendra par le bras et se collera à moi,
On marchera lentement et nos pas résonneront sur le sol froid;
On parlera doucement sans chichis, sans manière
Comme si la route avait effacé tous nos doutes,
Comme si l’on pouvait parler sans que l’on redoute
Que l’autre nous blesse. A présent, ça ne sera que des caresses;
Deux cœurs en fête de se retrouver, de pouvoir s’aimer.
A la table la plus éloignée de la terrasse du bistro
Nous commanderons deux cafés, trois sucres, deux verres d’eau.
Nous ne parlerons de rien, d’un flou qui nous fait du bien
Jusqu’à ce que l’on nous chasse vers deux heures du matin.
Nous reprendrons la voiture pour retourner en banlieue
Mais nous ne nous quitterons pas; non, sinon ça va recommencer:
Toute la peur d’être délaissés jusqu’à se haïr, jusqu’à se blesser.
Nous resterons ensemble, c’est ce qu’on fait de mieux.
Nous ne parlerons ni du futur, ni du passé;
Ni de ce qui se passera, ni de ce qui s’est passé;
Nous resterons ensemble à essayer de ne pas comprendre
Que nous ne pourrons jamais être ensemble.

J’ai 22 ans, je suis étudiant et je suis amoureux.
J’aurais pu en avoir 15 et passer la nuit dans une chambre à balbutier, à tâtonner, à écorcher un peu de la pureté, un peu de la naïveté que je m’empressais de bafouer pour enfin connaître la vérité. Je me souviens d’avoir regardé avec les mains la couleur de ses seins pour descendre en douceur entre ses reins; la fraicheur de sa peau, toutes les odeurs de son corps et les palpitements de mon cœur.
J’aurais pu en avoir 16 et passer la nuit sous le pont Bir Hakeim au mois de janvier alors que je venais de la retrouver après avoir été en soirée et rester enlacés jusqu’à ce qu’on ne puisse plus bouger, complètement glacés en attendant que le jour se lève, que le rêve de la nuit nous enlève.
J’aurais pu en avoir 17 et passer la nuit  dans un immeuble désaffecté avec une fille qui ne devais jamais exister, dont personne ne devait connaître l’identité si je ne voulais pas me faire attraper entrain d’assouvir des désirs de jouir d’un autre code de plaisir, entrain de me trahir, entrain de lui mentir, entrain de la salir.
J’aurais pu en avoir 18, 19, 20, 21, 22.
J’ai 22 ans, je suis étudiant et je suis amoureux. »

Une longue journée

Une longue journée.

« Et chaque jour qui suit toutes ces nuits est un parcours d’aigreurs à l’estomac, de nausées, de manque de confiance en soi, de cœur vide, d’yeux gonflés, de siestes à moitié commencées, à moitié achevés, de rêves éveillés, de réalité déformée, de souvenirs repassés, de mots entendus, oubliés, retenus; de ciels pluvieux de se dire que c’est la dernière jusqu’à la prochaine et je me perds dans un monde gazeux sans repères, mon cerveau n’imprime que des jeux de mots pris en l’air, l’air de rien Lucifer et sa lumière s’éloignent à me laisser inerte dans une nuit qui se doit de commencer, dans un corps qui promet de se laisser aller.
La descente est lente et blessante, je tombe lentement et lentement chaque nerf se relâche, chaque fois un peu plus loin dans mon corps et je me répète comme un prière « s’il te plait ange gardien, fais que je ne sois jamais sourd muet ou aveugle, que je respire parfaitement bien et que je ne pense qu’à de très belles choses, s’il te plait ange gardien, s’il te plait, s’il te plait, s’il te plait ange gardien, s’il te plait, s’il te plait, s’il… » »

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Une longue nuit

Certaines soirées d’automne commencent tôt et finissent tard. Celle-ci avait débuté, comme c’était trop souvent le cas à cette époque, par une discussion nonchalente sur la fin du monde. Il était tout juste 18h30 et c’est encore aujourd’hui l’heure à laquelle beaucoup considèrent raisonnable de parler de début de soirée, surtout en automne.

Ils étaient trois amis, assis dans un salon cossu. Beaucoup plus loin, au fond du couloir, quelqu’un prenait une douche depuis si longtemps qu’elle aurait aussi bien pu être un bain. Colin réprima une remarque complaisante et peut-être fausse sur le fait qu’en France au moins, la consommation d’eau était loin d’être un problème écologique prioritaire. C’était une époque où il avait tendance à couper la parole aux gens pour de mauvaises raisons, souvent pour asséner des informations douteuses qu’il n’avait pas pris le temps de vérifier et ne visant qu’à se mettre en avant dans des conversations auxquelles son ignorance aurait dû lui interdire de participer. Il était lui-même stupéfait de voir se manifester à son âge un si puéril besoin de reconnaissance de la part de personnes dont il avait gagné l’estime depuis longtemps. Il avait commencé à lutter contre ce penchant qui non seulement le rendait chaque fois instantanément honteux mais lui faisait passer des nuits douloureuses où il ressassait toutes les occasions perdues de fermer sa gueule. La vérité est qu’il avait envie d’un bain. Une autre vérité, plus profonde et qu’il ne se serait jamais avouée, est qu’en son for intérieur et il était convaincu de toujours plus mériter qu’un autre d’être allongé dans une baignoire.

Ailleurs dans l’appartement, pas si loin du salon, quelqu’un dormait peut-être.

Sur la table basse du salon étaient posées trois bouteilles de bière industrielle qui étaient une preuve supplémentaire que la soirée avait débuté. La nuit était déjà tombée, preuve supplémentaire que nous étions en automne, et même bien avancés dans l’automne. Les larges tranches de saucisson que dieu sait qui avait posé là et découpé si mal n’attiraient l’attention de personne. C’était une époque où le saucisson avait mauvaise presse et même ceux qui en raffolaient trouvaient plus sage de s’abandonner à leur faiblesse dans une sphère strictement intime. En arrière-fond musical, Steve Reich mettait tout le monde à l’aise.

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La fin du monde, quant à elle, ne semblait pas plus imminente que quelques mois plus tôt. Une enième prédiction s’était avérée fausse. Comme beaucoup d’autres, elle s’appuyait sur un mélange d’interprétations bibliques farfelues et de recherches astronomiques hasardeuses. Pourtant si le sujet refaisait surface si régulièrement, il fallait bien en déduire une certaine préoccupation latente dans la population. Les découvertes récentes sur la raréfaction du sable n’arrangeaient rien. L’échange entre les trois amis portait plus précisément sur ce que chacun d’entre eux ferait s’il apprenait que la fin du monde devait avoir lieu dans quelques heures. Il avait fallu clarifier : parlaient-ils de la fin des temps, de la fin de la planète terre ou simplement de la fin de l’espèce humaine ? Probablement par modestie et en toute conscience de leurs connaissances scientifiques lacunaires, ils avaient opté pour cette troisième proposition. Malheureusement, ils mirent tellement de temps à s’accorder sur les termes précis de leur discussion qu’elle ne put jamais vraiment démarrer. De nombreux éléments étaient à déterminer avant de pouvoir discuter sur des bases saines et équitables. Que voulait dire « quelques heures » ? Théo proposa deux heures pour renforcer l’enjeu. Colin, que l’enjeu terrifiait déjà suffisamment, préférait douze heures. On ne fait pas la même chose en deux heures qu’en douze. En deux heures, si l’on considérait que les canaux de transports et de communications, seraient probablement hors service, on n’avait probablement pas le temps de dire adieu à quinconque à l’exception de ses voisins proches, si tant est que l’on soit parvenu à maintenir avec eux de bonnes relations au fil de longues années passées à maudire la mauvaise isolation des murs qui laissaient fuiter disputes enragées, conversations ineptes, hilarités communicatives, grincements de lits, bruits d’aspirateurs, raclements de gorges, crachats et autres rots sonores.

En douze heures, en revanche, on avait largement le temps de réunir une bonne partie de sa famille et de ses proches pour un dernier repas apocalyptique et gargantuesque, c’est en tout cas ce qu’espérait Colin. Mais là encore, la nature de la catastrophe était à déterminer car d’elle dépendait tout le reste.

La discussion dévia un temps sur la question du dernier repas. Chacun déclina son menu allant des mets les plus raffinés pour Théo au plus bourratifs pour Colin, dont l’intention de faire dormir tout le monde était transparente. Dans cette optique, tous trois s’accordèrent pour un dernier repas arrosé aux alcools les plus insensibilisants. Et se perdant dans un inventaire de plus en plus exotique, cette perspective commençait presque à les enchanter.

Irina, la maîtresse de maison, faisait tout pour que la discussion en vienne au point crucial de l’action. Elle trancha finalement pour six heures.

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Il fallut ensuite décider s’il y aurait des survivants. Colin avait beau avancer qu’il était historiquement très rare qu’une espèce s’éteigne entièrement d’une traite, en conséquence d’un unique événement quel qu’il soit, Théo était catégorique : fin signifie fin, aucun survivant. Irina qui désirait fixer à ce jeu un cadre rigoureux mais surtout en finir avec ces ajournements au mauvais goût d’échappatoires se rangea du côté de Théo. Pas de survivants. Colin plia non sans frémir à l’idée glaçante et pour lui inconcevable d’une terre sans hommes. Irina, quant à elle, se réjouissait de l’apparition possible d’espèces nouvelles, sûrement bien plus majestueuses que l’homme, comme cela avait été le cas, elle n’aurait su dire quand mais bien avant que, selon ses mots, « l’homme vienne tout saloper ». Elle essaya de décrire à ses amis quels types de créatures pourraient voir le jour mais elle dû admettre que son imagination était polluée par des archétypes déjà existants. Il s’agissait toujours de rajouter une aile à un canard, ou une patte à un chameau, de grossir ou rapetisser des espèces déjà existantes.

Une fois donc acquise l’idée des six heures restantes, Irina tenta d’enfin entrer dans la moelle de tout cela. Elle déclara que, quant à elle, elle en profiterait pour faire l’amour le plus de fois et avec le plus de personnes possibles, d’une certaine manière s’oublier complètement dans le sexe.  Connaissant l’obsession d’Irina pour sa mère, Colin et Théo affichèrent une moue sceptique qu’ils agrémentèrent de quelques traits d’humour qui avaient tous plus ou moins le même sens : Irina serait prête à couper toutes les bites qui se dresseraient entre elle et les bras de sa mère. En réponse, elle fit valoir l’hypothèse de Colin selon laquelle les communications seraient déjà interrompues dupuis longtemps, les réseaux de transports bloqués et qu’il n’y aurait aucun moyen de contacter ses proches sauf s’ils vivaient très près, ce qui n’était pas le cas de sa mère, bourguignonne jusqu’à la mort.

Tout au long de leur conversation, Théo garda sur ses genoux un lourd chat de race, un sacré de Birmanie pour ce que Colin en savait. Depuis qu’il le connaissait, Colin en était venu à la conclusion que c’était le chat le plus doux qu’il lui avait été donné de rencontrer. Et doux peut vouloir dire plusieurs choses. En le regardant longtemps, on se disait que c’était peut-être bien avec lui que l’on aimerait passer les dernières heures du monde. C’était une époque où la thèse anti-spéciste prenait de l’ampleur et ce chat birman, qui avait en réalité tout d’un bon chat bien français, en aurait fait un fier porte-parole. Mais c’était bien dans l’absence de parole compréhensible que se trouvait l’aporie. Ayant perdu momentanément le fil de la discussion, Colin voulut faire une remarque banale et inadéquate telle que : « l’antispécisme sera le grand combat égalitaire de demain, peut-être le dernier grand combat avant l’apocalypse et celui qui la repoussera le plus longtemps possible» mais l’autocensure commençait à donner ses fruits. Il se raccrocha aux wagons.

Irina et Théo étaient en train de parler du moyen d’optimiser leur temps afin de faire l’amour le plus possible ou le plus de fois possible ou avec le plus de personnes possibles et même le mieux possible pendant les six heures théoriques qui les séparaient la fin du monde. En les observant, Colin vit passer un éclair de lubricité dans les yeux de Théo. Il espéra sincèrement que son ami n’était pas en train de se servir du chat pour dissimuler une érection. En ce qui le concernait, bien qu’il n’ait jamais caché une attirance distraite pour le regard ironique, toujours trop appuyé pour être sincère et les fesses laiteuse et élastiques d’Irina, ce scénario lui paraissait à la fois trop factice et trop tragique pour vraiment l’exciter. L’angoisse dominait encore le reste de ses sentiments et il ne s’était pas vraiment remis de la décision de n’accorder que six heures à l’espèce humaine.

Pour reprendre le contrôle de la conversation, il leur coupa la parole pour introdtuire un nouveau facteur à prendre en compte : serait-on prévenu depuis longtemps de la fin du monde approchant ? Mais c’était bien sûr une question non seulement contreproductive puisqu’elle remettait en cause tous les acquis de leur discussion- pourquoi avoir choisi six heures si c’était pour être prévenus deux ans plus tôt-, mais également bête car la plupart des gens censés ne croient jamais aux prédictions apocalyptiques et ne s’y seraient de toute façon pas préparé. Non il fallait mieux envisager le scénario d’une catastrophe subite. C’était la seule manière de créer des enjeux existentiels un peu stimulants.

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Au bout d’environ une heure, Colin dût, à regret, interrompre la conversation et prendre congé de ses amis. Il était invité à un buffet organisé par l’une de ses collègues du département de littérature où il venait tout juste d’être intégré. Il donnait, deux fois par semaine, un cours sur la fin des illusions dans le roman nord-américain, pour lequel il ne se sentait pas encore complètement qualifié. C’était une époque où la littérature américaine était au centre de tous les regards de ceux qui voulaient bien la regarder. Quant aux illusions, tout absurde que cela fut, elles semblaient bien deumeurer ancrées à la base du contrat social états-unien, sans quoi la réalité nue aurait suffit à le faire voler en éclat depuis longtemps. C’est en tout cas la petite idée qu’avait Colin sur le sujet. Il ne la criait jamais trop fort, même lorsqu’il avait l’attention complète d’un auditoire clairsemé.

Colin embrassa donc ses deux amis sur la bouche, comme certains parents font avec leurs enfant, et s’en alla enfourcher une bécane à pédalier de marque Gitane. Depuis plusieurs semaines, Colin s’enorgueillissait à tort de réparer lui-même son vélo. Le résultat était pathétique. Depuis plusieurs semaines, les crevaisons s’accumulaient tant et si bien qu’il ne restait presque aucun espace vide de rustine sur ses chambres à air qu’il s’entêtait à ne pas vouloir changer. Pour ce qui est de ce soir-là en particulier, l’inévitable se produisit au bout de quelques centaines de mètres. Roulant sans doute sur l’un des nombreux tessons qui jonchaient le boulevard insalubre surplombant la rue de Théo, il creva de la roue arrière. Or de deux choses l’une. Colin s’était toujours déclaré allergique aux pistes cyclables. Par conséquent, il se trouvait sur la route lorsqu’il creva. Qui plus est, sans aucune qualification à l’appui de son arrogance, Colin se prétendait d’une grande adresse au volant. Si bien qu’il roulait à une vitesse démesurée lorsqu’il creva. Il appuya du plus fort qu’il put sur son frein arrière. La roue balaya le bitume dans un mouvement rotatif proche de celui de l’essuie-glace. Colin joua de tout son sens de l’équilibre pour ne pas tomber et il ne tomba pas. Mais pour la voiture qui le suivait à une distance raisonnable, le freinage avait été trop brusque et elle ne parvint pas à piler assez fort pour ne pas percuter le vélo. Le choc fut léger et envoya Colin au sol assez mollement. Il se laissa tomber plus qu’autre chose. Le conducteur qui comprit vite que la chute était sans gravité put laisser libre court à sa colère. Il descendit la vitre passager et, par un raccourci confondant l’instrument et l’agent, lui hurla ceci : « tu mériterais de crever enculé de vélo ». Puis il lui jeta une bouteille en plastique pas encore descellée dans les côtes, remonta sa vitre et démarra.

C’était une époque où le dicton populaire « le sac à merde qui descend de la voiture est le même que celui qui monte sur le vélo » était employé à tort à travers . Dans ce cas précis, le dicton était exact. Colin était un exécrable conducteur automobile et la position dans laquelle il se trouvait- allongé sur le flanc, sous son vélo, entre une poubelle éventrée et bouteille d’eau neuve- tendait à prouver qu’il surrestimait ses qualités de cycliste. C’était une époque où les cyclistes de tous bords avaient mauvaise presse. Peut-être les retombées des scandales du cyclisme professionnel sur le cyclisme amateur. C’était enfin une époque où le gâchis en plastique atteignait des degrés insensés. C’était ce genre d’époque. Colin se releva en se tenant les côtes et par rancoeur envers son épave, il décida de l’abandonner à son sort, sans l’attacher.

Il remonta donc à pieds la longue avenue qui menait à l’immeuble de sa collègue en réfléchissant à deux ou trois bons mots qui le feraient passer pour spirituel auprès de ceux qui partageaient désormais son quotidien. C’était le problème avec cette nouvelle vie de professeur d’université : il ne s’en sentait pas encore vraiment les épaules. Chaque fois qu’il affirmait devant ses collègues une certitude avec un peu trop de véhémence, il se sentait comme un charlatan toujours à la limite d’être découvert. Colin se dît qu’il n’y avait encore pas si longtemps de cela, Karl Popper n’était pour lui qu’un nom de code pour dealers dans son téléphone. A bien y réfléchir, il serait sage de garder ce trait d’esprit pour lui-même. Cela ne ferait rire personne. Jusqu’à présent il pensait passer pour un individu discret et malin, doté d’un bon sens de l’à propos, réputation acquise grâce à quelques interventions calculées de longue date en salle des professeurs mais surtout grâce à beaucoup de silence. Dans un contexte bavard et alcoolisé, il craignait d’être mis à nu.

Pour évacuer sa tension et aussi par peur que le buffet où il se dirigeait soit trop léger, il acheta en chemin deux tacos au poulet qu’il mangea en marchand. Colin avait toujours eu des préjugés positifs concernant la viande blanche.

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Ensuite, il s’arrêta dans un supermarché de moyenne facture. Les instructions de la maîtresse de maison étaient claires. Elle ne voulait que du champagne ou à l’extrême rigueur, un vin blanc choisi avec grand soin. Comme elle l’avait précisé, elle ne voulait pas se retrouver avec des cadavres à moitié pleins de mavais rouge trempnant dans la cendre, abandonnés sur une commode parce qu’à peine buvable. Colin ne savait pas choisir le vin. Il ne savait pas non plus choisir le champagne mais nourrissait au fond de lui l’idée qu’un champagne cher ne peut pas être vraiment mauvais. Après avoir erré  plusieurs minutes au milieu d’un rayon rempli d’étiquettes aux noms bien connus des Français, il opta pour une bouteille dont il ignorait tout : un magnum de De Venoge. Il dépensa pour celui-ci une somme inhabituelle et qui présageait encore un long régime de tacos au poulet.

Il justifia mentalement cette dépense par le fait que la forme de la bouteille lui plaisait beaucoup : un goulot long et étroit qui soudainement s’élargissait pour laisser gonfler une base ronde comme aucune autre à sa connaissance, une véritable forme de larme. Il conjectura complaisamment sur les liens évidents entre contenant et contenu de cette bouteille. Au fond, il espérait ne pas trop pleurer ce soir.

Quand il arriva enfin au buffet, c’est son vieux camarade Alonzo qui lui ouvrit. Alonzo était ce genre d’italien chauve qui faisaient fureur à cette époque. Il se faisait passer pour un argentin et y parvenait si bien que même lorsqu’il s’exprimait en français, c’était avec l’accent argentin et non italien. Ailleurs, on le surnommait pelado parce qu’il était chauve. En France, on l’appelait par son prénom. Alonzo était chargé d’un cours d’esthétique intitulé « théorie de l’image virtuelle » ou peut-être « thérorie de l’image visuelle ». Tout était possible.

Les deux amis se prirent dans les bras. Comme il était de coutume, Colin caressa le crâne d’Alonzo. Geste auquel Alonzo répondit en tirant le lobe d’oreille de Colin, derrière lequel il ne put s’empêcher de remarquer la formation d’une petite boule de pus. Il ne lui en tinit pas rigueur mais se permit de lui conseiller un désinfectant qui avait bien fonctionné pour lui. Colin allait lui répondre que ses problèmes de peau étaient trop personnels pour les partager avec un italien mais la maîtresse de maison arriva à ce moment-là. Adélaïde était une femme osseuse d’une cinquantaine d’année dont on remarquait surtout la chevelure carmin, opaque et ondulée. C’était une des somités du département de littérature et de ce qu’en savait Colin elle détestait tout le monde et tout le monde la détestait. Une rapide analyse lui avait permis de comprendre qu’en réalité elle était d’une exigence sèche mais attirante et que ceux qui la détestaient ne voulaient rien d’autre qu’être aimés d’elle. Peut-être parce qu’il avait toujours dissimulé ce qu’il considérait comme sa vraie nature, un penchant aigü pour le bavardage qui ne déployait jamais aussi bien que quand il était assez en confiance pour raconter de grosses conneries, Adélaïde semblait apprécier Colin. Comme c’était également le cas à la fac, elle était habillée d’un ensemble canadien (duo en jean, chemise et pantalon) et de bottines en cuir caramel. Après lui avoir serré la main chaudement- qui sait d’où venait cette habitude-, elle pris sa bouteille. Elle en examina la forme et déclara d’un ton badin : « une larme de champagne. Tu es d’une élégance mon cher Colin ! » Puis elle tourna la bouteille pour en voir l’étiquette et ils remarquèrent alors en même temps que l’excellente bouteille que pensait avoir acheté Colin était en fait un champagne rosé à cinquante balles. Adélaïde eu la délicatesse de remercier Colin sans rien laisser transparaître de sa déception mais plus tard, à son premier passage dans la cuisine, il découvrit sa bouteille intacte dans la poubelle.

Colin avait imaginé que la réception se déroulerait comme suit : au bout d’une demi-heure il se ferait déjà modérément chier. Une demi-heure plus tard il aurait suffisamment bu pour avoir envie de foutre le camp. Au bout d’une heure et demi, son départ serait devenu indispensable au maintien de relations respectueuses avec ses collègues.

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En réalité la soirée se passa plutôt bien. Il fit la connaissance d’inconnus au cours de discussions en petits groupes, une coupe à la main. On fumait à l’intérieur. Presque tout le monde fumait d’ailleurs. Cela ne l’étonna pas. Les quelques malheureux qui se débattaient avec espoir contre une dépendance parfois vieile de vingt-cinq ans à grandes bouffées d’e-cigarettes étaient raillés pour leur hygiénisme, ce qui bien sûr était absurde. C’était l’époque où les vapéros trouvaient leur rythme de croisière et où tous les moyens étaient bon pour lutter contre ce phénomène.

Il y eut quelques blagues de poisson bien senties, en rapport avec le prénom de Colin, qui ne furent pas pour lui déplaire. Quelqu’un convoqua un chroniqueur du début du siècle dernier, quelque peu passé de mode, qui avait pour coutume de dire que :« l’arrête est la vengeance du poisson et la gueule de bois, la colère des raisins ». Des rires contrôlés mais sincères durent fuser. Après examen, peu des convives semblaient être de vrais pêcheurs ce qui, étrangement, le fit se sentir un peu plus en sécurité.

Pour le reste, les conversations furent pour la plupart légères et intéressantes et Colin ne se trouva jamais pris à défaut comme il le craignait. On parla beaucoup de la cuisine interne qui fait souvent le sel des discussion entre universitaires. Quels cours faisaient salle comble ? Quelles disciplines n’avaient pu leur place ? Quelques querelles entre départements mais surtout d’excitants colloques en préparation sur les héritages de l’école de Franckort, le centenaire de la naissance de Jean Rouch, la pop philosophie à l’heure de l’omniprésence des nouveaux médias, ou la relecture des classiques de la littérature française à l’aune des questions de genre.

Colin se trouva même pris pendant quelques minutes dans une conversation qui l’intéressa. Elle tournait autour d’un point de détail des derniers jours de Walter Benjamin à savoir : est-ce qu’alors qu’il fuyait la France occupée, venait de passer la frontière espagnole et se pensait donc sauvé, un sinistre douanier de Portbou lui avait menti en lui disant qu’il serait dès le lendemain reconduit en France ? D’autres versions furent avancées et toujours cette interrogation indémêlable sur ce que contenait la précieuse malette de Walter Benjamin quand il est mort.

Contrairement à un préjugé peut-être inconscient de Colin sur les gens de gauche, le champagne était de qualité. Car bien sûr, tout le monde ici était de gauche et d’une manière revendiquée. La plupart des tenues en attestaient exceptée peut-être celle de ce professeur en bout de course qui portait des cheveux mi-long argentés tombant sur des lunettes blanches, rondes et fumées. Mais ce qui le distinguait véritablement du reste de l’assistance était bien cet ensemble veste en cuir jaune moutarde, col rond, sarouel noir du meilleur goût (Yamamoto?) et bottines mi-hautes (Prada?).

Autour de lui s’agglutinait une petite cour mêlant des curieux sincères et ce qu’on appelait à cette époque comme à d’autres des bons bouffeurs de cul. L’homme parlait fort et, de ce que pouvait en entendre Colin, le nom de Cézanne revint à plusieurs reprises. Ces mondanités académiques mettaient Colin assez mal à l’aise. Il se réfugia dans la contemplation d’Alonzo qui, lui, semblait insensible à la légère nervosité ambiante et papillonait de groupe en groupe en chuchottant quelque chose aux oreilles des convives qui semblaient s’en amuser. La lumière fut vite faite sur le sujet quand, sans qu’il ne le remarquât, Alonzo surgit derrière lui, pinça à nouveau sa boule de pus et lui susurra : « j’essaie de faire dire à Bernard : « c’est pas rien » ». Cela car il n’était pas rien de dire que Bernard avait pour tic de langage de répéter à longueur de journées : « c’est pas rien ». Rien n’était vraiment rien pour Bernard et certainement pas le principe d’entitlement chez Robert Nozick comme il aimait à dire. Robert Nozick dont il regrettait la mort trop précoce et que Colin, ne l’ayant jamais rencontré ni vu en photo, imaginait doté d’un nez extrêmement allongé.

Alonzo avait déjà filé dans une autre pièce, peut-être mettre à exécution sa farce innoncente, et avec lui les convives qui formaient quelques secondes auparavant le groupe de discussion de Colin. Il resta donc seul à côté du grand buffet et profita de la vue agréable sur ces inconnus qui s’enfilaient à pleines mains des grandes tranches de pâté de tête.

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Quelqu’un avait préparé un hummus maison fort citronné auquel Colin devint vite accro. Durant les quinze minutes suivantes, il ne s’éloigna pas du bol d’humus ni de la corbeille à pain, laissant les invités venir à lui s’ils voulaient lui parler. Pendant un instant, Colin oublia où il était. Il se perdit dans les formes grumeleuses du saladier de humus et ne pensa plus à rien. Puis, il plongea, sans le remarquer dans une conversation attenante. Quelqu’un devait être en train de raconter un rêve assez initéressant. Il y était question d’un série de grands chantiers ordonnés par la mairie de Paris pour remplacer, partout dans la ville, toutes les anciennes colonnes en pierre, en particulier celles de l’opéra Garnier par de grands pilones en métal. L’homme avoua y déceler un sens signifiant mais sans parvenir à le déchiffrer. A la fin du récit, pour aller dans son sens, une femme fit mention d’une citation de Lacan: « le rêve est un rébus ». Une autre femme lui emboita le pas d’une seconde citation de Lacan :« Le réel c’est quand on se cogne ». Et sur ces mots lui asséna une petite tape du plat de la main sur l’arrête du front. Tous semblaient se connaître car personne ne s’en offusqua. A ce point Colin avait repris ses esprit et pensait quant à lui, en les observant, que le réel ce devait être quand on se baffre de pâté de tête comme un bon cochon.

Malgré la nourriture addictive et une ambiance finalement plaisante vint, comme il l’avait prévu, le moment où il eut un peu trop bu pour rester sérieux. Bu un peu trop vite surtout. Le rouge commençait à lui monter aux joues et avec lui une vilaine envie de faire du bruit. Il sentait l’intérieur de son crâne se remplir de bulles. Par chance, il remarqua qu’Alonzo en était au même point et devenait de plus en plus démostratif. Des grandes tapes sur l’épaule en rires trop bruyants, il commençait à agacer tout le monde. Sauvant son ami d’une réprimande cassante de la maîtresse de maison, Colin l’agrippa par le bras lui proposa de décamper vers un établissement moins soupçonneux envers les effusions charnelles.

Ils parvinrent à embarquer avec eux une autre collègue, Valéria, réllement italienne, elle, sicilienne de surcroit. Colin la connassait bien car elle avait vécu, quelques mois durant, une aventure avec Alonzo dont ils étaient sorti, comme on dit, d’un commun accord, réalisant mutuellement qu’à l’approche de leurs trente ans leur vie sexuelle requiérait une plus grande diversité. Ils étaient résté en excellents termes et il leur arrivait de prétendre être encore en couple pour rentrer gratuitement dans certains clubs échangistes. Colin n’avait jamais été attiré par l’un ni par l’autre.

Il s’avéra que Valéria, elle aussi, avait entendu en deux heures assez de noms propres pour remplir la bibliographie d’une thèse. Les vaisseaux violacés qui lézardaient la sclère de ses yeux témoignait de son besoin de prendre l’air.

Ils partirent au bon moment, au moment où l’on ouvrait le vin. Ils firent leurs adieux de loin pour ne pas se laisser entrainer dans les trop connues discussions de dernière minute qui vous font reprendre un verre, remanger une tartine de humus et à la suite desquelles, sans que vous vous en aperceviez, vous finissez à dormir en boule sur un morceau de moquette, chez une personne que vous connaissez à peine, pendant que sur le canapé au dessus de vous, des individus que vous ne distinguez pas tentent maladroitement de forniquer en silence.

Passant par la cuisine pour récupérer ses affaires, Colin tomba sur sa bouteille de champagne rosé en évidence dans la poubelle. Comme personne ne le regardait, il la cachat sous son manteau posé sur son avant bras. Ils saluèrent donc de loin et Colin crut entendre dans le brouhaha quelque chose comme : « Allez vous-en, on s’en fish, Colin ! ». Mais cela ne ressemblait à personne ici et il ne se retourna pas pour vérifier.

Une fois sorti du bâtiment, Colin dévoila la bouteille providentielle. Ses amis accompagnèrent cette découverte de bruits de youyous et tous trois se mirent à la suçoter au goulot.

Alonzo avait en tête un bar bien festif, bien adéquat à leur humeur mais légèrement éloigné. En chemin, ils s’excitèrent un peu en chantant. Pour que l’euphorie soit commune, il fallut s’accorder sur un morceau qu’ils connaissaient tous. Leur choix se porta sur… qu’ils guelèrent comme des désespérés. Le quartier dans lequel il se déplaçaient avait la réputation d’être semé d’embuches déplaisantes quand ce n’était pas de violences aggravées. Mais à l’exception de l’intervention d’un jeune blanc fatigué aux trous de mémoires récurrents qui se joignit à leur choeur sur quelques dizaines mètres pour baver et postilloner plus que pour chanter, rien ne gâcha leur enthousiasme.