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ORGANES

J’ai, quelques fois par an, des migraines terribles contre lesquelles les médicaments sans prescriptions sont inefficaces. L’une d’elle m’est tombée dessus hier soir, l’une des plus violentes que j’ai connues jusqu’à présent. Je crois que jamais depuis ma séparation, je n’ai autant souhaité la présence d’Albane. Quand je vivais encore avec elle et que ces maux de cranes fulgurants se déclaraient, elle prenait soin de moi comme personne. Au fil des mois, elle avait appris comment se comporter pour m’être utile dans la mesure du possible. La plupart du temps cela consistait à me caresser le front en attendant l’arrivée de S.O.S médecin mais le simple faite d’allonger ma tête entre ses seins ou sur ses cuisses contribuait à m’apaiser. Ma mère aussi sait quoi faire dans ces cas-là mais à mon âge on ne peut pas se reposer entre les seins de sa mère. Nous nous couchions dans le noir et elle me rassurait je ne sais plus trop comment car il n’y a pas grand-chose à dire pour faire disparaître une douleur physique telle. D’ordinaire, c’était plutôt moi qui avais le rôle de celui qui rassure. J’essayais de lui faire mettre des mots sur ses angoisses, de les nommer pour qu’elles ne demeurent pas enfouies, latentes, pour enfin pouvoir commencer à les affronter. Et bien sûr, du fait de l’aider, je tirais de la force comme l’on en tire souvent de la faiblesse d’autrui. Mon personnage a toujours été celui du garçon détendu parce qu’en effet je le suis, qui prend les choses comme elles viennent, du garçon solide, équilibré, qui réconforte.

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Mais durant ces épisodes qui m’ôtaient toutes mes forces, les rôles s’inversaient et c’était un soulagement d’avoir le droit à un contact humain si parfait, sachant si bien quoi faire et ne pas faire, si dévoué à mon bien-être. Ce n’est plus le cas maintenant. Je n’y ai plus droit. Je pourrais aller réveiller Pedro mais je n’ai aucune envie de me blottir dans les bras de ce porcelet. Oui, c’est le genre de pensées méchantes que la douleur déclenche. Pedro je l’aime beaucoup mais à cet instant, je ne vois en lui qu’un garçon trop gros pour son âge. Et Amos, j’emmerde ce fils de pute d’Amos que je ne connais même pas et qui a l’air d’être un putain d’enculé de sa grand-mère la chienne de dégénéré et qui écrit mieux que moi mais à quoi bon si c’est pour être un taré pareil. Et qui griffonne de la merde sur les murs, qui se croit dans une putain de carte au trésor pour attardés avec ses hiéroglyphes de merde trop moches comme tous les autres, Pétain-express tiens ça ferai un beau nom d’émission pour collabos partis se réfugier chez ces fiottes peureuses d’argentins où il faut que ce soit les daronnes de la place de mai qui prennent leur grosses couilles dans leurs grosses mains sinon tout le monde ferme sa gueule. Amos qui mérite pas du tout mais alors pas du tout d’être recherché, qui mérite juste qu’on lui coupe la langue comme ça il aura une bonne raison d’avoir arrêté le rap et puis une bonne raison tout court pour fermer sa gueule de wannabe redneck qui se rase la boule pour se donner l’air dangereux, parce qu’il pense que comme ça il se fera moins victimiser dans la rue. J’emmerde Amos et son charisme d’illusionniste intérimaire en fuite, fuyant non pas avec les dollars de ses arnaques mais avec les cœurs arrachés à ses proches dans leur sommeil avant de partir, et qui a quand même réussi à m’avoir moi-aussi, à m’éloigner d’Albane que j’aurais pu récupérer moyennant quelques changements, qui aurait pu devenir ma femme même si en vérité j’en ai rien à foutre du mariage mais pour elle j’aurais été voir le prêtre, je me serais fait baptiser après avoir montré patte blanche et qui sait peut-être même que je me serais converti de bonne foi mais alors là pas pour Albane, pour Jésus dont j’ai toujours admiré la personnalité et pour le Aliocha de Dotsoïevski à qui j’aurais essayé de ressembler, la bonté faite homme mais pas comme ce balourd de prince Mychkine qui fout le bordel partout où il passe ; et puis si elle avait pas voulu se marier avec moi bah j’aurais été tremper ma queue de le bénitier nique sa mère et j’aurais fait le signe de croix avec ma queue avant de sortir de l’église en faisant des doigts en direction de la sainte vierge, mais je ne serai pas dans cette chambre d’hôtel minable recroquevillé sur un morceau de carrelage à me prendre la tête entre les mains en criant comme dans le tableau de Munch qui d’ailleurs n’est pas si bon qu’on le prétend. J’emmerde Amos et sa saloperie de troubles dissociatif de l’identité, appelez ça comme vous voulez, Amos le rappeur, Amos le peintre, Amos l’écrivain, le graffeur, le voyeur, le cambrioleur et probablement d’autres bientôt et moi avec ma personnalité bien simple qui n’ai pas été éduqué à la traque des grands malades qui blessent en toute légalité.

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J’emmerde Albane la pure, qui n’a bien sûr rien à se reprocher et qui m’empêche par conséquent d’avoir un objet légitime vers lequel tourner ma rage. Si seulement elle avait fauté alors j’aurais de bonnes raisons de m’en prendre à elle : de chier sur son paillasson, de plastiquer sa boite aux lettres, de venir la nuit péter ses vitres à coups de parpaings, de laisser des messages de haine sur le répondeur de sa mère, qui termineraient par quelque chose du genre de « votre gentille petite chrétienne de fille m’a sucé dès le premier soir, dans un parking, entre deux voitures, une clio et un ford fiesta je me souviens, elle m’a bouffé les couilles et supplié de lui gicler dans l’oreille, c’est bizarre dans l’oreille, non ?  Et puis pendant qu’elle me suçait, elle avait la culotte sur les chevilles, vous vous souvenez, cette grosse culotte blanche toujours tâchée sur laquelle vous faisiez toujours semblant de ne pas remarquer les traces de sperme avant de la passer à la machine. Bah ouais parce que c’était une sacrée adepte des pantyjobs, ça je suis sûr que vous ne connaissiez pas, même si vous aussi avec votre belle tête à faciale vous avez dû connaître votre lot de queues en tous genres dans le temps. Le pantyjob, je disais : eh bien oui elle branle des cannes avec son cul, plusieurs cannes à la fois même, qu’elle coince entre ses fesses et sa culotte, toujours cette même vieille culotte blanche, encore un fétichisme étrange, et c’est pour ça que vous la retrouvez toujours plus blanche que blanche, car la blancheur du sperme a recouvert celle du tissu. Tout ça pour vous dire que le soir où je l’ai rencontré, culotte blanche sur les chevilles entre de me sucer de force sur ce parking, moi qui aime les hommes et ferait bien cuire le petit fion de votre mari après lui avoir coincé un oignon cru dans le sphincter, eh bien ce soir-là, je jurerai l’avoir vu faire pipi pendant qu’elle recevait mon foutre dans l’oreille gauche. Elle a pissé de joie, vous vous rendez compte, si c’est pas une belle chose ça. »

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Dans un autre scénario, où je ne suis pas homosexuel, je m’imagine dans le hall d’escalier d’Albane en train de fourrer une par une ses meilleurs amies pendant qu’elle nous observe, en pleurs, derrière la porte en plexiglas que j’aurais préalablement bloquée pour qu’elle ne puisse pas venir faire cesser la torture. L’une après l’autre leur visage s’écraserait contre le verre pendant des pilonnages en levrette acrobatique, héroïques et interminables et les autres, celles qui ne seraient pas en train de jouir de mes assauts frénétiques, m’embrasseraient sur tout le corps, me lècheraient les tétons, me masseraient les couilles, me suceraient les orteils en regardant Albane d’un air incrédule qui voudrait dire : « comment as-tu pu laisser filer un tel homme ». Et si j’étais vraiment mais vraiment très fâché contre elle, je ferai même venir ses deux frères dans ce hall d’immeuble et je les ferais se sucer à tour de rôle. Ils rempliraient leur mission et leur gorge et y verraient même là un acte libérateur, attendu depuis une éternité.

Malheureusement, rien de tout cela ne serait justifié et je ne peux que continuer à remâcher ma frustration sans colère. Et pour ça, j’emmerde Albane.

Il n’y a pas d’équivalent de S.O.S médecin ici. La meilleure solution serait probablement d’aller aux urgences mais à quoi bon si c’est pour y laisser un bras car le système de santé est merdique, y attendre quatre à six heures et pendant ce temps-là faire profiter des innocents de mes gémissements, de mes yeux exorbités, de mon visage devenu livide, où tout le sang a afflué vers le crane, de mes tremblements parce que toute la chaleur de mon corps à migré vers mon front, de mon mutisme dents serrées parce que parler est trop douloureux. Peut-être même que j’agresserais quelqu’un tant la douleur partant de mon cerveau met tous mes membres dans un état de tension insupportable. Non, ça ne vaut pas le coup. Alors, je reste seul et je me demande quel type de souffrance peut s’approcher de la mienne. Je réfléchis et je me dis que je préfèrerais qu’on me lacère lentement la cuisse ou que l’on me plante un clou dans le biceps, que l’on m’arrache les ongles à la pince, que l’on me pèle le torse à l’économe ; même si bien sûr je n’ai jamais expérimenté ce genre de tortures et que je surestime probablement ma douleur.

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Dans ces moments, ce n’est même plus d’imaginer Albane avec d’autres types qui me fait souffrir mais la certitude très claire, parmi les délires et les débuts d’hallucination, que jamais, de ma vie entière, je n’atteindrai une intimité équivalente avec aucun être humain.

Les délires dont je parle adviennent lorsque les pleurs restent coincés et coagulent car tout comme parler, pleurer est trop douloureux. Mon cerveau s’embue des larmes impossibles et celles-ci se mélangent aux médicaments inutiles et au poison qui me martyrise et je marche d’un mur l’autre dans le sens de la largeur puis d’un mur à l’autre dans le sens de la longueur car la position allongée concentre le mal dans la partie arrière de mon crane et le rend plus intense alors que lorsque je reste debout le mal est éparpillé dans mon cerveau, se balançant d’un hémisphère à l’autre, puis de la nuque au front, attaquant même mes yeux, les remplissant d’une sorte d’électricité, les forçant à se clore. Je marche donc, d’abord très lentement, un pied devant l’autre comme au chou-fleur puis de plus en plus vite, espérant un instant qu’une marche accélérée empêchera la douleur de se fixer sur un point du cerveau, jusqu’à ce que je réalise que cela ne contribue qu’à l’éparpiller si bien que j’ai maintenant mal à peu près partout, qu’une chape désormais omnipotente enveloppe mon cerveau. Mes délires sont parfois de nature sexuelle masochiste. J’imagine, comme dans des rêves à la réalité augmentée, des levrettes frénétiques et sans visages durant lesquelles je me tabasse moi-même jusqu’à me péter les mandibules ou à me percer le foie à coups de poings. Des séances de masturbation convulsives où deux mains inflexibles m’arrachent la peau du sexe, me déchirent les tissus, me laissant la chair à vif. Des fellations où je me raye le gland jusqu’à l’écailler contre des gorges métalliques.

A ce stade, la nausée commence à se déclarer. Je lutte d’abord parce que j’ai avalé mon dernier médicament il y a peu et que je ne veux pas le rendre si vite. Je gobe même un anti-vomitif mais il est déjà trop tard. Alors je campe près de la cuvette pendant ce qui me semble une éternité, vomissant mon repas puis toute l’eau ingurgitée pour irriguer mon cerveau, puis ma bile et enfin ce qu’il y a après la bile. Et tout ce dégorgement, contractant les veines à mes tempes, me fait atteindre le paroxysme du supplice. Je peux sentir les contours de mon cerveau sous ma boite crânienne.