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Journal d’Antoie Gretzky
31 mai : Prélude
La vie, si l’on veut bien la regarder ainsi, peut souvent ressembler à un long concours de blagues.
À ce jeu, je ne finis jamais mal classé (jamais bien loin des meilleurs).
La première fois que j’ai remarqué que la ville était en train de changer, il était quatorze heures depuis déjà bien longtemps. Je le sais car j’étais alors sous l’emprise d’une très grosse faim. Tout cela était intimement lié. C’était aujourd’hui, il y a quelques heures.
Plus tôt dans la journée, un incident avait eu lieu auquel je m’étais retrouvé mêlé. Pour tout dire, j’en étais le principal protagoniste en même temps que l’instigateur. Si à ce moment précis j’avais pris soin de faire attention aux signaux que m’envoyaient simultanément mes cinq sens, j’aurais compris que j’étais en train de faire de la merde.
Mes oreilles me disaient : « Mais qu’est-ce qui vous prend jeune homme ? Mais qu’est-ce que vous faites, bordel ? Mais il est con ou quoi ? Arrêtez ça tout de suite, c’est dégueulasse. Putain, je vais le tarter ce gros crasseux ».
Mon expérience du toucher se résumait ainsi : je sentais une main me tirer l’épaule de plus en plus énergiquement, pendant qu’une autre main appartenant, d’après ce que je sentais (texture, taille des doigts, force brute, intention), à une autre personne, me tapotait l’arrière du crâne.
Ma vue était obstruée par une sorte de croûte blanche, onctueuse et légèrement ondulée qui tirait par endroits sur le jaune, par endroits sur le gris, une croûte que je regardais d’extrêmement près, que mes yeux touchaient presque. Autant le dire, je ne voyais rien.
Ma bouche essayait comme mécaniquement de croquer dans la pâte qui se trouvait sous cette croûte sur laquelle je louchais, sur laquelle mes yeux se fatiguaient.
Mon nez s’emplissait d’une odeur bien connue. Un odeur forte qui me rappelait quelques uns des plus beaux moments de ma vie. Peut-être même tous les plus beaux moments de ma vie. Non, ce serait exagéré. Mais enfin la croûte et avec elle la pâte qui commençaient maintenant à me boucher les narines me racontaient ma vie par des voies détournées. Elles me racontaient des déjeuners joyeux, qui peut-être tiraient parfois en longueur.
Je crois que j’étais fatigué. Je crois que j’avais faim. Rien ne circulait alors vraiment dans mon crâne. J’avais une absence. Pour le dire le plus simplement possible : cela faisait une bonne minute que j’avais le nez planté au milieu d’un Brie de Meaux salement coulant. Pour préciser un peu les choses : je m’étais jeté la tête la première dans un Brie de Meaux disposé au milieu d’un plateau de fromages que m’avait tendu un fromager. C’était un plateau de fromages qui ne m’était pas destiné, que je n’aurais pas dû toucher, du moins dans lequel je n’avais aucun droit de planter mon nez.
Mais qu’attendre d’autre d’un homme comme moi, jeune et affamé, quand un homme d’âge mûr lui tend un plateau de fromages d’âges mûrs en lui demandant de le remettre à un autre. Il ne me semble pas anormal de ressentir alors une certaine forme de jalousie. Évidemment que j’avais moi aussi envie de me foutre sous cloche et de me mettre à fermenter longtemps entre un Morbier trente ans d’âge et un Pecorino à la truffe complètement délirant.
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Mais les directives étaient claires : ce plateau devait passer de ses mains aux miennes sans passer par ma bouche, mon nez, mes oreilles, et il me revenait ensuite de le fourrer tant bien que mal dans un gros cube isotherme à lanières et fermetures éclair qui me servait de sac à dos puis d’enfourcher mon vélo qui commençait à tirer la gueule autant que moi et de me lancer à travers les rues de la ville pour le livrer au plus vite à des inconnus probablement fortunés et fainéants. C’était, en quelque sorte, mon métier. Je livrais de la nourriture d’un point à l’autre de Paris. Cette occupation comprenait des missions plus amères que d’autres. Celle-ci, en l’occurrence, me foutait bien la rage. Parce que l’heure du déjeuner était passée depuis bien longtemps, que j’avais salement les crocs et qu’il faut dire les choses telles qu’elles sont : j’aimais peu de choses au monde autant que le fromage. Mon père et ma mère, bien sûr, je les aimais, un peu plus que le fromage. Ma sœur, sans doute, les jours où elle me lâchait la grappe et ceux où elle ne me plantait pas des couteaux dans le dos. Cela n’était pas arrivé depuis longtemps. Pour tout dire, je ne parlais plus à ma sœur depuis plusieurs mois. Je ne parlais plus à ma sœur pour une histoire idiote mais une histoire à laquelle je tenais, une histoire au cours de laquelle toutes sortes de couteaux avaient été brandis. J’aimais quelques amis aussi, évidemment. Souvent je les appelait frangin ou frero ou ma sœur ou masseur ou mon frère ou fraté ou cousine ou tonton ou neveu ou fils ou ma vieille ou bébé ou bb ou poto ou mon srab ou mon gros ou ma confiance ou ma p’tite gueule ou pupuce ou ma gueulante ou ma bonne poire ou ma cramouille ou ma ganache ou ma caille ou ma dinde ou mon dindon ou ma poule ou poupoule ou mon poulet et comme ça, insensiblement, les sobriquets passaient d’un champ lexical familial et familier à celui des gallinacés pour qui je n’avais pas moins de tendresse. (Il allait bien falloir que quelqu’un finisse par nous pondre un œuf.)
Au delà de ça, je ne voyais pas bien quelle compagnie m’apportait plus de satisfaction qu’une grande planche de fromages. Or celle-ci était de dimensions telles que je n’aurais jamais été en mesure de me l’offrir, ce qui ajoutait à ma frustration.
Mais cela allait bientôt changer. Le Mois du Jeu débutait demain à Paris et je comptais bien y prendre une part active. Je connaissais bien l’univers du jeu pour l’apprécier plus encore peut-être que celui du fromage bien que les deux ne soient comparables en rien et même procurent des émotions se situant sur des plans très éloignés.
« À mon tour de croquer », voilà ce que je me disais, la face indécemment penchée sur le copieux plateau de fromages. Mais je ne le pensais pas littéralement. À ce moment, je ne pensais déjà presque plus aux fromages. Je pensais à jouer. Et je pensais au gros paquet d’oseille qui m’attendait.
Je comptais bien me jeter à corps perdu dans tous les types de jeux possibles et empocher l’un des nombreux pactoles réservés aux différents vainqueurs. J’en profiterais ensuite pour lâcher mon boulot, mon bon boulot, mon bon boulot de merde.
En attendant, il me fallait porter ma croix, en l’occurrence mon sac immonde. Il me fallait livrer ces fromages depuis les hauteurs de Belleville où je me trouvais jusqu’à la cité Joly, petite impasse qui fendille le début de la rue du Chemin Vert et se termine sur un mur, comme le font presque toujours les impasses.
Au bout d’une minute, donc, j’ai fini par relever la tête sous l’effet d’une grande claque derrière la nuque. C’était de bonne guerre. J’aurais sûrement mérité pire (violent crochet, balayette, crachat, dépôt de plainte, enfermement de courte durée). Je n’ai pas protesté quand les fromagers m’ont couvert de qualificatifs bien moins affectueux que ceux par lesquels je m’adressais à mes amis. Certains d’ailleurs n’étaient pas moins familiaux puisque j’étais alternativement fils de…puis enfant de… ou gros enfant…ou petit-fils de…ou sale engeance de… Pour compléter le texte à trou, décliner les espèces animales les plus mal aimées.
Ils ont insulté mon attitude (je me comportais comme un porc, ce qui n’est pas tout à fait juste) et ils ont insulté mon physique (plus il me voyaient, plus ils réalisaient que je ressemblais à un porc, ce qui est faux). Ils ont mis en doute jusqu’à ma place sur terre, jusqu’au bien fondé de mon existence (les porcs ne donnent même pas de lait).
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Je crois qu’au fond, à ce moment-là, ils ne s’adressaient plus vraiment à moi mais qu’ils déversaient sur moi leurs doléances envers le monde. Ces hommes, manifestement, en avaient gros sur le cœur.
Ils ont fini par s’épuiser et comme il n’était pas plus tôt qu’une minute avant et que le temps ne jouait pas en leur faveur et qu’ils devaient tout de même bien avoir à l’esprit que le client qui avait commandé pour 87 euros de fromages allait finir par les maudire, ils ont mis un terme à leurs lamentations. En mon for intérieur, je les soupçonnais d’avoir atteint un peu vite les limites de leur imagination.
À l’intérieur du magasin, d’autres clients faisaient la queue. Certains me reconnurent. J’en reconnus certains. C’étaient des gens du quartier. Les autres, qui peut dire d’où ils venaient ? Mais ils étaient là réunis par l’amour du fromage bien fait. C’était l’essentiel.
Les deux fromagers ou les deux fromages (c’était la même chose pour moi) m’ont saisi par les épaules, m’ont contraint à effectuer une rotation de 180 degrés et ont enfourné le plateau de fromage dans mon cube (l’un portant le plateau, l’autre ouvrant puis fermant le sac).
Ensuite ils m’ont pris par le col et jeté, sans brusquerie excessive, hors du magasin. L’un d’eux m’a lancé un : « Allez va faire ton boulot de porc sale porc et ne remets jamais les pieds de ta truffe de porc chez nous ». Et l’autre m’a dit en bafouillant de rage : « Et puis…et puis maintenant tu n’auras qu’à aller acheter ton Brie sous plastique chez…chez Lidl » – voilà une blague bien ratée s’il en est – avant de partir dans un court éclat de rire solitaire devant les clients gênés. Plusieurs d’entre eux tenaient des chiens en laisse.
Comparaisons porcines mises à part, les fromagers avaient raison : il était temps pour moi de finir mon service. J’ai bien sanglé le sac sur mon dos, j’ai enjambé mon vélo, je me suis placé dans cette position aérodynamique désormais prohibée dans les pelotons professionnels – les fesses posées sur l’avant du cadre, le dos bien rond, la bave aux lèvres – et j’ai dévalé la rue de Belleville.
Cela faisait maintenant deux ans que je pratiquais l’activité de livreur à vélo. Elle consistait à récupérer des plats ou des aliments dans des restaurants, des traiteurs ou des épiceries et à les livrer au plus vite à des particuliers ou à des entreprises.
((Souvent, pour donner à mes banales courses à vélo une dimension plus héroïque (moins triviale), je simulais une interminable compétition cycliste qui se répétait jour après jour, un calendrier de course chargé, dont l’itinéraire n’était jamais prévu à l’avance et au cours de laquelle j’affrontais des inconnus sans cesse différents, que je battais la plupart du temps puisqu’ils n’étaient pas au courant du jeu dont ils étaient les éphémères protagonistes. Dans mon délire, je m’imaginais toujours dans la peau de grands noms du cyclisme et m’affublais de leurs surnoms illustres. Le cyclisme, plus que d’autres, est un sport de surnoms. Si ceux qui me connaissaient avaient tendance à me surnommer le suricate de Jourdain quand je me dressais sur les pédales pour attaquer les côtes raides du nord de Paris, j’aspirais à des sobriquets plus glorieux. Fondant de manière carnassière depuis les hauteurs de la Place des Fêtes jusqu’au boulevard de la Villette, j’étais peut-être le Requin de Messine. Réussissant à décrocher de ma roue un quinquagénaire en combinaison fluo qui essayait d’y prendre l’aspiration et m’envolant seul dans l’avenue Gambetta, je me faisais appeler l’Aigle de Tolède. Lorsque je buttais laborieusement sur la côte pavée de la rue du Général Foy, je me sentais dans la peau du Bûcheron du Frioul. Dominant Paris depuis le point culminant de la rue du Télégraphe, je devenais l’Empereur d’Herenthals. Aujourd’hui, étant donné le contenu de mon sac isotherme, j’étais plutôt quelque chose comme le Laitier de Milwaukee. Et j’avais à mes côtés (dans mon sac à dos), des grégarios précieux, des équipiers enviés par tous : l’obus du Poitou toujours près à dynamiter la course, la Grande Gueule auvergnate (fourme d’Ambert) qui me protégeait quand les grosses cuisses frottaient dans le peloton. La Pleureuse du Pays d’Auge (Livarot), remarquable simulateur, qui feignait sans cesse fringales et blessures pour mieux endormir ses adversaires et récolter la mise par surprise. Le Coulant du Mâconnais, excellent suceur de roues, suiveur indécrochable. La Moisissure du haut franc-comtois (Morbier), enfant terrible du peloton, près à tous les coups bas pour protéger son leader, jeteur de clous sur la chaussée, asséneur de coups de coude discrets et d’insultes sournoises qui avaient fait perdre les pédales à plus d’un champion. Mais aussi le Tourangeau Cendré, le Hurleur des Causses, le Bombardier du Dauphiné : une armada redoutée au sein de laquelle chacun jouait son rôle à merveille.))
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Je divaguais ainsi jusqu’à me retrouver sur le point de me payer l’avant d’une voiture en plein flanc au niveau du carrefour du Père Lachaise. Ce genre de choses arrivait souvent : divaguer pour faire passer le temps, revenir au monde dans un coup de klaxon, manquer de se faire renverser, se faire insulter par une inconnue, partir sur un grand doigt.
J’ai enfin atteint la petite impasse et comme c’était mon devoir, j’ai donc livré le plateau de fromage à un homme qui ressemblait beaucoup à l’image que je m’étais fait de lui : laiteux, coulant, désagréable comme un Gorgonzola au sortir du lit. Il était bien au-delà de quatorze heures et j’avais commencé à rouler tôt le matin.
Plus tard, une minute plus tard, j’étais assis en terrasse de ce petit café qui fait l’angle entre la cité Joly et la rue du Chemin Vert, coincé entre un allongé, un sandwich aux rillettes et l’une de ces saloperies de jeu de la FDJ dont je raffole, la version grattable des Mots Croisés. Il m’aurait fallu une troisième main.
Comme souvent, je n’étais qu’à une lettre de gagner 250 000 euros ou peut-être plutôt 125 000 euros, en tout cas à une lettre de me barrer refaire ma vie en Équateur ou à une lettre d’échanger mon vilain Rockrider contre un jéroboam de champagne, enfin à une lettre de d’arrêter de pédaler comme un con pour livrer des gnocchi. Cette lettre était toujours la même. Inutile de la nommer. Les mots yachts et babouin et glock que j’avais grattés entièrement me permettraient tout de même de gagner 10 euros et de rembourser le mauvais repas que j’étais en train de m’enfiler. C’était une grille de Mots Croisés pleine de mots familiers. Il y avait le mot riz (gratté entièrement) que j’avais cuisiné plus souvent qu’à mon tour et le mot âme (gratté en partie) que je ne comprenais encore pas bien, ce qui ne m’empêchait pas de l’employer à tort et à travers. Il y avait mot géant (trois lettre grattées) qui, à une époque, celle de la jeunesse de ma mère, avait dû vouloir dire « top » ou « super » ou « chouette » ou « mortel », enfin signifier quelque chose d’extrêmement positif, de ce que j’en comprenais. Il y avait le mot coin (gratté entièrement), qui me faisait toujours rire quand il était dit deux fois ou quatre fois. Il y avait le mot jeton (quatre lettres grattées) qui me rappelait mes meilleures fêtes foraines, mes meilleures tombolas, mes meilleurs casinos de bords de mer.
Il y avait aussi le mot rime (deux lettres grattées) que j’avais passé une bonne partie de ma vingtaine à traquer, à fabriquer, à composer. Avant de me lancer avec gourmandise dans la grande aventure de l’autoentrepreneuriat, j’avais été ce que l’on peut appeler un emcee. (Un mot qui aujourd’hui faisait grincer des dents, de la même manière que les mots « yo » ou « swag »… mais pas exactement de la même manière que le mot « pistoche »)
Ma grande sœur, Ava (qu’elle soit maudite) et moi-même formions un duo d’ambianceurs célèbres auprès d’un petit cercle de kiffeurs nocturnes. Pendant plusieurs années nous avons écumé les quelques rades assez audacieux pour tenter d’insuffler un aplomb nouveau aux soirées parisiennes. Notre rôle était de raconter des histoires suffisamment enveloppantes pour transporter le public dans un autre décor. Parce que nous pensions que la musicalité est une ruse (un artifice) envoûtante, efficace pour (faire) basculer d’un monde à l’autre, pour faire disparaître, un temps, le lieu et l’heure, nous avions souvent recours à la rime. Plus objectivement nous prenions en otage un auditoire le plus souvent venu là pour téter des bières lourdes en jactant et nous faisions notre possible pour subvertir ces moments mille fois répétés. La plupart du temps nous y parvenions et au fil des années, nous avons commencé à nous faire un nom pour cette activité hybride dont nous réinventions sans cesse les modalités. Notre modeste ascension a pris fin à la suite d’une soirée funeste dont j’ai encore du mal à parler.
Il y avait, enfin, surtout, le mot argent (quatre lettres grattées), comme par hasard, dont j’étais sûr que bientôt il ne représenterait non plus un empilement de lettres abstraites et lointaines sur un rectangle de carton mais plutôt un empilement de billets rectangulaires concrets rangés dans des cartons.
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Mon sandwich avalé, mon café tiédissant dans son coin et mon jeu gratté, j’ai levé les yeux vers le ciel, à moitié par étourderie, à moitié en essayant de me souvenir de la distance séparant la terre du soleil, en espérant que cette information jouerait bientôt en ma faveur, à l’occasion de l’un des divers jeux de culture générale auxquels je comptais m’inscrire dans les prochains jours.
C’est donc à ce moment, après la matinée harassante qui venait de me tomber dessus, dans un état psychique disons agité, impatient de me confronter à tout un tas de galériens de ma trempe dans tout un tas de disciplines, émotionnellement sur la brèche, que j’ai levé les yeux et que j’ai compris pour la première fois que la ville était en train de changer. Compris, non. On ne peut pas dire ça. Je n’ai rien compris. Disons plutôt que j’ai remarqué à ce moment-là, quelque chose que je n’avais pas vu avant, que je n’avais vu nulle part.
J’ai levé les yeux au ciel donc et j’ai vu les grands marronniers ou les grands châtaigniers plantés dans la ruelle, cinq ou six. Mais cela aurait très bien pu être des hêtres ou des trembles, qu’est-ce que je pouvais bien en savoir. J’ai vu les grands marronniers que j’avais toujours vu ou que je n’avais jamais vu, puisque je n’avais jamais levé les yeux dans cette ruelle, mais que j’avais bien dû voir ailleurs puisqu’ils me rappelaient tant d’arbres que je connaissais. Et en levant les yeux, comme ça, sans trop avoir voulu regarder ces arbres, j’y ai vu, à mon corps défendant quelque chose que je n’avais jamais vu. J’ai vu des fruits aux arbres. Bien sûr j’avais déjà vu des fruits dans des arbres mais là c’était différent, très différent. Il n’y avait non pas un fruit, enfin pas un type de fruit, par arbre mais différents fruits sur chaque arbre. Pour le dire vraiment très clairement, voilà ce que j’ai vu : j’ai vu sur un même arbre, sur une même branche, des bananes et des pommes et des kiwis et des mandarines, et sur une autre branche des abricots et des poires et des pêches et des noix de coco et tout ça poussant n’importe comment sur un même arbre ou faisant semblant de pousser, et tout ça se reproduisant aléatoirement sur les autres arbres de l’allée, les cinq ou six ou dix arbres, je n’ai jamais su compter. Les fruits avaient non seulement l’air vrais mais ils avaient l’air bons.
Évidemment je n’étais pas assez naïf ou assez ignorant ou assez rêveur pour croire vraiment que tous ces fruits avaient, d’eux-mêmes, poussé ainsi. Il était certain que quelqu’un les avait déposé là comme on décore un sapin de Noël.
Les fruits, en effet, se déclinaient sur les arbres avec un certain sens de l’esthétique, selon d’élégants mélanges de formes et de couleurs, exactement comme je m’y serais pris, enfant et même adulte et comme je m’y prendrai pour toujours peut-être, pour décorer un sapin de Noël : avec minutie, chaque élément devant être déposé sur les branches de manière à former un ensemble harmonieux, plaisant à l’œil, organisé mais suffisamment dissymétrique pour ne pas sembler trop rigide, trop chiant. Il y avait de malins jeux d’échelle qui associaient par exemple un ananas à une prune et de malins jeux de couleurs qui mettaient en regard une grappe de myrtilles et une grappe de groseilles sur deux branches se faisant face. Certains fruits, même, je ne les avais pas vu plus de trois fois dans ma vie. J’ai pensé que c’étaient sûrement des nèfles ou bien des papayes.
Il n’y avait pas beaucoup d’arbres mais il y avait beaucoup de fruits. Sur certaines branches, des couronnes avaient été tressées à partir de (grappes de cassis) et s’y enroulaient. Vers les branches les plus hautes de l’arbre, une alternance de grappes de raisins blancs et de grappes de raisins rouges tombaient sur ce qui devait être des feuilles de laitue et qui, à certains endroits, remplaçaient les feuilles de l’arbre. Je me suis dit que s’il y avait bien une mutation génétique qui valait le coup d’être tentée, c’était bien celle-ci : celle qui faisait porter à un arbre tous les fruits. Des canneberges avaient été plantées sur la pointe des épines de figues de barbarie. Des cerises ballottaient sur la queue des poires. À certains endroits, tout se chevauchait, formant des assemblages baroques et peut-être même, donnant naissance à de nouveaux fruits. Les arbres ressemblaient à des paons. Beaucoup d’oiseaux y picoraient. Ce devait être pour eux une putain d’aubaine. J’avais envie, d’une manière ou d’une autre, que nous partagions ce moment précieux alors j’ai vaguement essayé de gazouiller, en espérant une réponse amicale. Mais voilà encore une chose que je ne sais pas bien faire. Par ailleurs, ce que je prenais de loin pour des hirondelles était sans doute autre chose qui parlait autrement. Aucun son n’a répondu à ma parodie de chant et j’ai fait semblant de me racler la gorge pour garder la face au cas où quelqu’un m’ait vu faire.
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Mais personne n’était là. Personne d’autre que moi ne semblait avoir remarqué cette anomalie dans la ville. Il faut dire qu’il n’y avait personne d’autre que moi dans cette ruelle, peut-être depuis longtemps. Les arbres étaient très hauts, dépassaient les immeubles bas de la ruelle. J’ai observé un long moment ces agencements étranges et beaux et je me suis demandé quel fou avait été grimper là-haut, chargé de kilos de fruits. Impossible de savoir. Il devait s’agir d’une sorte d’œuvre d’un genre étrange ou bien alors d’une décision de copropriété pour colorer cette ruelle un peu grisâtre, à moins qu’il ne se soit agit d’une sorte d’hapax biologique ou herbologique ou botanique ou arboricole (aucune idée de comment on dit, aucune idée du terme exact) et que ces fruits aient réellement poussé sur ces arbres. Mais cela je n’avais pas très envie de le croire. Quoi qu’il en soit, cela faisait bien longtemps que ne s’était pas offerte à mois une vision si excitante. C’était comme un signe de plus que l’avenir proche allait ressembler pour moi à une éclosion. Cette vision irréelle couplée au fait que j’allais passer le mois à jouer à toutes sortes de jeux à la con et à toutes sortes de jeux passionnants et peut-être aussi au fait que j’allais amasser un gros paquet de blé me rendait frétillant. Et puis, comme un signe que la chance se rapprochait encore de moi, comme un signe que la chance allait peut-être me suivre dans mon entreprise du mois à venir, au moment-même où je me disais qu’un dessert manquait à mon repas dégueulasse, une nectarine est tombée – pour pas dire s’est décrochée – de l’un des arbres. Elle s’est bien écrasée sur le pavé mais à mes yeux elle demeurait mangeable. Je me suis donc levé pour la ramasser et j’ai croqué dans les morceaux qui ne collaient pas au sol. Elle était juteuse et sucrée, presque trop mûre, et avait un goût ample, le goût de la conquête du monde, le goût d’un adjectif qu’il fallait encore inventer.
Le Mois du Jeu allait débuter le lendemain, la ville semblait bourgeonner à nouveau et moi je commençais à ressentir comme une nervosité grisante, une envie que j’avais souvent ressentie : l’envie de pousser des grands cris.
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L’Équipe, article du 2 juillet, réservé aux abonnés
La cérémonie de clôture du « Mois du jeu » a pris une tournure pour le moins déroutante hier après-midi sur le parvis de l’Hôtel de Ville. Elle a été interrompue quelques minutes avant son terme suite au geste inexplicable de l’un de ses lauréats. En effet, le numéro 4 du classement général de la compétition, un dénommé Antoine Gretzky, s’est d’abord lancé dans un long discours que certains qualifieront de cryptique avant de tout bonnement mettre le feu au chèque de 60 000 euros que lui tendaient les organisateurs.
Un événement inédit
Pour celles et ceux qui seraient passés à côté de l’événement de ces dernières semaines, le « Mois du Jeu » a consisté en une immense compétition pluridisciplinaire organisée tout au long du mois de juin par la Mairie de Paris, en partenariat avec différents établissements privés. Désireuse de tenir sa promesse de « redonner le sourire aux parisiens », la maire de Paris et ses équipes ont transformé leur ville, un mois durant, en un immense terrain de jeu. À l’occasion de ces olympiades d’un genre nouveau, des centaines de lieux ont bénéficié de financements publics afin d’encourager et d’aider à l’organisation de jeux de toutes sortes. Les parisiens ont ainsi pu se rendre à des concours de billard, de fléchettes, d’échecs, de culture générale, de jeux de cartes ou de plateaux dans des centaines de bars de la capitale. Des restaurants ont ouvert leur jardin à des compétitions de pétanque, de boule lyonnaise ou de mölky. Des brasseries ont accueilli des parties de bingo, de poker ou de Yam’s. Des centres commerciaux sont devenus le théâtre d’immenses jeux de pistes. Les bords de Seine, ceux du Canal Saint Martin et du Canal de l’Ourcq ainsi que les divers parcs municipaux ont été transformés en espaces dédiés à la pratique de différents sports (course, nage, sauts, lancers, beach volley).Les places publiques, les halles couvertes et même les gares ont servi de décor à des tournois de toutes sortes allant du tennis de table au concours d’éloquence en passant par le skateboard, les battles de danse ou de rap. C’est la ville toute entière, qui, un mois durant a vibré au rythme de ces joyeuses compétitions (entre amateurs).
Afin de faire justice aux aptitudes de chacun, ces différents jeux ont été regroupés, à l’initiative des organisateurs, en six grandes catégories : jeux sportifs, jeux d’adresse, jeux de connaissances, jeux de réflexion, jeux de hasard (pur ou raisonné) et enfin jeux des mots et de la scène. Chacune de ces catégories a été dotée d’un classement spécifique en plus du classement général consistant en la somme des points obtenus dans toutes les catégories. En l’occurrence, les points se distribuaient comme suit, identiques peu importe le type de jeu : 20 points pour le 1er, 15 points pour le 2ème, 10 points pour le 3ème 5 points pour le 4ème, 4 points pour le 5ème, 1 point entre 5 et 10.
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À cette occasion, les services informatiques de la municipalités ont développé l’application mobile MoisJeu, permettant aux participants de s’inscrire aux compétitions les intéressant et de consulter régulièrement l’évolution de leurs classements. Cette application dotée d’une messagerie privée a enregistré plus de 150 000 téléchargements au cours du mois.
Les frais d’inscriptions de 5 euros par compétition étaient par ailleurs suffisamment bas pour ne décourager personne. Pensant à tout et pour ne pas pénaliser les travailleurs en cette période de récession les organisateurs ont limité la participation des joueurs à une compétition par jour (trois par jour le week end), aucune de ces compétitions ne débutant avant 18h. Par soucis d’équité, enfin, les joueurs et sportifs professionnels n’ont pas été invités à participer.
Au delà du plaisir de jouer et d’être ensemble, la Mairie de Paris avait doté son « Mois du Jeu » de copieuses récompenses : 100 euros pour chaque vainqueur de jeu unitaire, 10 000 euros pour les premiers de catégories et 100 000 euros pour le grand gagnant du classement général.
Une réussite pour la ville
Jusqu’à hier soir donc, cette compétition inédite prenait la direction d’un franc succès autant sur le plan économique qu’en termes d’image pour la ville. Le « Mois du Jeu » était, avant tout, l’occasion d’instiller enfin un peu de légèreté en ville après les longs mois de troubles ayant marqué la capitale, Ces troubles que l’on ne connaît que trop bien ont commencé, il y a plus de deux ans, à l’occasion d’un grand mouvement social qui avait débouché sur de nombreux affrontements entre manifestants et forces de l’ordre puis entre différentes communautés, chacune semblant se refermer de plus en plus sur elle même. Avait suivi, un enfermement bien réel suite à la propagation d’un virus nouveau, réduisant cette fois les communauté à leur noyau le plus étroit.
Le « Mois du jeu » semblait donc une initiative des plus innovantes et des plus judicieuses de la part de la municipalité, visant à rapprocher des citoyens trop longtemps opposés puis enfermés dans un cadre ludique et joyeux, tout autant qu’un coup de pouce bienvenu pour les finances d’un certain nombre de commerces (les bars, cafés et restaurants ayant été les plus touchés par des fermetures temporaires successives).
Cet événement salvateur a, de loin, dépassé les attentes. D’après des chiffres encore provisoires, on aurait observé, sous l’impulsion du « Mois du Jeu » une nette reprises économique à Paris, une hausse de la consommation et une explosion des recettes de nombreux commerces pénalisés par les heurts de l’hiver puis l’enfermement du printemps.
Mais outre ce bilan purement mathématique, le « Mois du Jeu » a surtout réussi le pari de rendre la ville à ses habitants. Les parisiens se sont parlé, ont ri ensemble, se sont parfois affrontés dans un esprit bon enfant. Recherchant le pur loisir ou cultivant le goût de la compétition, pendant un mois ils ont joué. Mais qu’ils aient été partenaires, adversaires ou simples observateurs, les parisiens se sont à nouveau rencontrés. Et ils ne furent pas les seuls d’ailleurs. Le « Mois du Jeu » a attiré vers Paris plusieurs dizaines de milliers de joueurs venus de toute la France pour goûter un peu de cette atmosphère exceptionnelle. Et malgré une concentration d’habitants bien supérieure à ce qu’elle est d’ordinaire, le mois de juin a été marqué par une baisse de 20 % des délits commis dans la capitale. Si cette initiative ne refermera pas les fractures territoriales ni sociales, elle est sans doute un premier pas vers le dialogue entre des groupes d’individus qui ne se parlaient presque plus.
Cette mesure, profondément populaire a entraîné une nette hausse de sympathie pour la Maire de Paris qui fait désormais partie des personnalités politiques les plus appréciées des français.
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Un dénouement gâché
Hélas, une telle réussite aurait mérité meilleur épilogue que le chaos dans lequel s’est achevée prématurément la cérémonie de clôture. Après des discours de facture plutôt classique et policés des lauréats des cinq premières catégories et avant la très attendue remise des prix du classement général, le champion de la catégorie Jeux des mots et de la scène, Antoine Gretzky, a obligé l’organisation à interrompre la cérémonie à la suite d’un geste inconsidéré. Monté sur la scène installée au milieu de la place de l’Hotêl de Ville, avec un air fatigué, M.Gretzky a d’abord prononcé un discours aussi long qu’énigmatique ayant laissé l’assistance perplexe. Il a ensuite dégainé de sa poche un chalumeau de cuisine pour brûler l’énorme chèque en carton qui venait de lui être remis en récompense de ses performances. L’action était évidemment plus symbolique qu’effective puisque, d’après une source au sein de l’organisation du « Mois du Jeu », l’argent avait en réalité été remis à M.Gretzky la veille par virement bancaire, comme à tous les autres lauréats. Le perturbateur a été immédiatement saisi par les services de sécurité puis remis à la police. Il est, à l’heure actuelle, toujours en garde à vue. La Mairie de Paris a d’ores et déjà annoncé qu’elle comptait porter plainte pour pyromanie et destruction de biens publics. À notre connaissance, M.Gretzky n’était jusqu’à présent pas connu des autorités.
Que peut-on dire, avec certitude, concernant Antoine Gretzky ? Sur l’auteur de cette grotesque tentative d’incendie, on sait peu de choses. Les quelques informations disponibles proviennent des données publiques de son compte sur l’application MoisJeu. Compétiteur complet, s’étant illustré par des résultats honorables dans presque tous les domaines, la feuille de route de M.Gretzky montre qu’il n’a pas manqué un seul des trente jours de compétition ; régularité qui lui aura permis de rêver un temps à la victoire finale. Connu sur l’application MoisJeu sous le pseudonyme de Greatskillz, Antoine Gretzky a dû renoncer à la victoire en dernière semaine à la suite de résultats en demi-teinte dans la catégorie « Jeux Sportifs ».
Entre autres faits d’armes, ses brillantes performances dans la catégorie « Jeux des mots et de la scène », notamment lors de concours d’écriture et d’improvisation, lui ont tout de même permis d’atteindre la quatrième place du classement général et d’empocher le fameux chèque de 60 000 euros.
Ce chèque, pourquoi donc l’a-t-il brûlé ? Rien de semblait prédire ce jeune homme de trente ans aux allures de premier de la classe a une telle absurdité. Qu’est-ce qui a pu alors inciter cet anonyme à un geste aussi spectaculaire qu’injustifié ?
À ce jour, aucune revendication claire n’a été énoncée par l’auteur. Peut-être alors les raisons sont-elles à trouver dans cet obscur et interminable discours prononcé lors de la remise de prix. Y avait-il une clé, un sens caché à déchiffrer derrière ce charabia digne d’un fou ou d’un homme ivre ? On est en droit de le soupçonner de la part d’un homme qui a dominé les différents concours d’écriture auxquels il a participé et qui s’est par ailleurs classé systématiquement dans le top 5 des différents jeux d’énigmes proposés par les organisateurs du Mois du Jeu. Si en l’état, rien ne permet de clarifier les motivations de M.Gretzky, le sujet intrigue les réseaux sociaux et nombreux sont ceux qui semblent penser qu’au crépuscule de ce « Mois du Jeu » qui a tant passionné la ville, Antoine Gretzky aurait décidé d’offrir, à ceux qui souhaitent continuer à jouer, une nouvelle énigme à résoudre.
À vos marques.
Règles du jeu.
1. Découper des formes dans du papier.
2. Générer un mot sur Mots aléatoires en français (palabrasaleatorias.com)
3. Dessiner sur une de ces formes une illustration de ce mot avec un stylo feutre.
4. Détourer l’illustration avec des ciseaux ; garder les plus gros morceaux des restes.
5. Sur ces morceaux, dessiner des éléments de décor (plantes, formes géométriques.)
6. Passer les contours des illustrations à l’encre de Chine noire.
7. Après avoir dessiné un certain nombre d’illustrations, en sortir au hasard.
8. Les assembler sur une feuille de couleur de manière, cette fois, à leur donner un sens.
9. Connecter ces éléments avec un paysage simple de lignes et de pleins.